Quel avenir pour la SAQ et Hydro-Québec?

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Les filières énergétiques sont déjà privatisées

Le récent feuilleton entourant le projet éolien Apuiat a permis, selon certains, d’illustrer au grand jour toute la profondeur de la relation qui unit le gouvernement à son producteur hydroélectrique, une proximité qui n’étonne personne. Mais qui souligne, une fois de plus, la place immense qu’occupent les sociétés d’État dans le tissu économique du Québec et les finances publiques.


Quand le p.-d.g. d’Hydro-Québec, Éric Martel, a exprimé des réserves, en août, au sujet du projet Apuiat dans une lettre publiée dans Le Journal de Montréal, la réaction du gouvernement Couillard ne s’est pas fait attendre. Alors que le premier ministre a insisté sur la nécessité d’aller de l’avant avec ce projet, le ministre des Ressources naturelles, Pierre Moreau, a estimé que M. Martel avait commis un « impair ».


« Le gouvernement a beaucoup réagi en parlant de M. Martel, mais on n’a pas du tout entendu parler du rôle du conseil d’administration, dit Luc Bernier, titulaire de la Chaire Jarislowsky sur la gestion dans le secteur public à l’Université d’Ottawa. Le tampon devrait être entre le ministre et le président du conseil. »


En même temps, dit M. Bernier, les sociétés d’État sont des morceaux trop importants pour qu’il n’y ait pas, au minimum, des contacts informels entre un p.-d.g. et son ministre ou, « dans certains cas », avec le bureau du premier ministre. « Je pense que c’est normal de ne pas avoir de surprises et que le ministre et le premier ministre sachent où Hydro-Québec s’en va. »


Des vaches à lait


Si le sort des sociétés d’État semble tenu pour acquis, la place qu’elles occupent dans les finances de l’État est considérable. Ensemble, la SAQ, Hydro-Québec et Loto-Québec ont versé dans les coffres du gouvernement l’an dernier un dividende de 4,7 milliards.



Une somme récurrente et relativement prévisible qui, en 2017-2018, a compté pour près de 6 % des revenus autonomes de l’État. Ce qui n’a pas empêché certains de se demander, de temps à autre depuis les années 1980, ce que pourrait générer leur privatisation, ne serait-ce que partielle.


« Le problème du Québec est un peu un problème de riches : les sociétés d’État sont rentables », dit Marcelin Joanis, professeur d’économie à Polytechnique Montréal et vice-président à la recherche au CIRANO.


« Ça serait un autre dossier si on parlait de sociétés d’État déficitaires, à la VIA ou autre. Dans notre cas, ce sont des vaches à lait. La journée où on décide de les vendre, il y a un flux de revenu annuel qu’on perd. »


L’idée d’une privatisation complète ou partielle, une expérience que d’autres ont tentée même récemment (voir « Hydro One en Ontario »), semble avoir perdu de la vapeur au cours des dernières années, marquées par le retour des équilibres budgétaires.



D’autant plus que le sujet n’est pas simple, disent les experts, et que les trois grandes sociétés d’État qui rapportent ces dividendes évoluent dans des secteurs d’activité complètement différents les uns des autres.


Sans compter la difficulté à établir une valeur marchande. L’expert en gouvernance Yvan Allaire a tenté de faire le calcul en avril 2014. Sa conclusion : l’avoir des actionnaires d’Hydro-Québec pourrait valoir environ 30 milliards, avait-il écrit dans son blogue du journal Les Affaires.


Quant à la SAQ, il estimait sa valeur autour de 20 milliards, un scénario qui verrait ses actions acquises par de grandes caisses de retraite. L’ouverture de 10 % de leur capital se solderait, en bref, par une entrée de 5 milliards dans les coffres de l’État, dont la dette nette atteint actuellement 181 milliards.


Selon un sondage réalisé dans le cadre d’un ouvrage collectif publié aux Presses de l’Université du Québec en 2014, 72 % des 700 répondants étaient peu ou pas du tout favorables à la privatisation d’Hydro-Québec. Le refus se chiffrait à 79 % chez les électeurs appuyant le Parti québécois et à 81 % chez ceux de Québec solidaire, comparativement à 72 % chez Option nationale, 72 % au Parti libéral et 66 % à la CAQ. La marge d’erreur était de 4 %, 19 fois sur 20. Les grands partis politiques excluent tous une privatisation, mais la CAQ évoque une ouverture à une plus grande concurrence, par exemple avec des cavistes autorisés à vendre du vin.


Si les gouvernements successifs à Québec n’ont jamais déterminé qu’il fallait toucher aux sociétés d’État, « c’est parce qu’il y a un intérêt à ne pas le faire », dit l’ex-première ministre Pauline Marois. « Si je pense à Hydro-Québec, c’est une société qui rapporte beaucoup à l’État. C’est une société d’utilité publique qui dessert l’ensemble du Québec. Et c’est une société qui devient un outil pour se permettre l’électrification des transports. C’est un outil puissant, et qui rapporte en plus. Pourquoi la privatiserait-on ? »


Grands joueurs


« Vendre la SAQ, je ne suis pas sûr que le monde pleurerait, ou fermer Investissement Québec, mais Hydro-Québec, ça serait plus controversé », dit Luc Bernier. La société d’État a servi de moteur économique. « Ç’a servi au génie-conseil, à l’industrie de la construction, et ç’a permis dans les firmes de consultants montréalaises d’essayer des trucs à grande échelle que peu de sociétés privées se seraient payés en matièrs de réflexion stratégique et de services-conseils. »


À ces sociétés commerciales s’ajoutent deux autres grands joueurs au rôle plus financier : la Caisse de dépôt et placement du Québec, chargée de faire fructifier l’épargne du public en contribuant au développement économique, et Investissement Québec, le bras financier du gouvernement. Le débat autour de la double mission de la Caisse ne disparaît jamais complètement. Le PQ, par exemple, veut lui « redonnera sa mission économique originale, en incluant à son mandat le développement économique régional et la protection des sièges sociaux stratégiques ».


Avec la protection des sièges sociaux, un enjeu qui fait couler de l’encre depuis des décennies, la Caisse, comme actionnaire dans certains cas, a souvent été appelée à prendre des mesures pour éviter que des centres décisionnels perdent leur importance à la suite d’une vente à une société étrangère.


Au conseil de la Caisse, où Yvan Allaire a siégé de 2005 à 2009, la contribution de la Caisse à l’économie était « la sempiternelle question », dit-il. « Qu’est-ce que ça veut dire, et comment ? Et quelle est la contribution de la Caisse au développement économique ? Les réponses étaient multiples. Ce n’est jamais facile, mais pas impossible. »


Les sociétés d’État en chiffres


Société des alcools du Québec (SAQ) (au 31 mars 2018)


6884 employés

407 succursales

Chiffre d’affaires en 2017-2018 : 3,25 milliards

Dividende versé au gouvernement : 1,1 milliard

Taxes prélevées et remises à Québec : 629 million

 


Hydro-Québec


19 786 employés (au 31 décembre 2017)

Chiffre d’affaires de 6,5 milliards Bénéfice net de 2,85 milliards, dont 780 millions provenant de l’exportation

Dividende versé de 2,14 milliards 

Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ)

1093 employés au 31 décembre 2017 (ainsi que 1400 dans les filiales immobilières)

Actif net au 30 juin : 308,3 milliards

Actifs au Québec au 31 décembre 2017 : 63,4 milliards, dont les deux tiers dans le privé Rendement 2017 : 9,3 % Rendement annuel sur cinq ans : 10,2 %

 


Investissement Québec

515 employés permanents (31 mars 2018)

Valeur des interventions financières avec ses fonds : 1,1 milliard

Rendement des capitaux propres : 8,2 %

Rendement ajusté pour tenir compte d’éléments non récurrents : 5,3 %


Loto-Québec


En 1965, le gouvernement de Jean Lesage créait la Caisse de dépôt et placement du Québec afin de mettre l’épargne des Québécois au service du développement collectif. Les artisans de ce geste historique n’ont jamais caché d’où venait leur inspiration. C’est la Caisse des dépôts et consignations de France qui leur servit de modèle. Créée sous Napoléon, elle visait à assurer l’amortissement de la dette française. Mais dès 1905, elle participa à la construction de logements sociaux et devint le bras armé d’un État qui a toujours revendiqué un rôle de premier plan dans l’économie.


Vague de privatisations 


La Caisse des dépôts et consignations fut donc le précurseur des très nombreuses sociétés d’État qui naîtront après la guerre, alors que l’État nationalisera des pans entiers de l’économie. Mais cela s’arrêtera au milieu des années 1980, où la France se lance alors dans un vaste mouvement de privatisations. De nombreuses sociétés, comme Paribas, Saint-Gobain, Rhône-Poulenc et Total, seront entièrement vendues au secteur privé, soit pour en favoriser la croissance, soit pour alléger la dette publique.


Par contre, d’autres entreprises seront simplement ouvertes à des participations privées. C’est aujourd’hui le cas d’Air France et de Renault, dont l’État ne détient plus que 15 % des actions, d’Areva (21 %, multinationale de l’énergie renommée Orano en janvier) et de France Telecom (27 %). Selon les cas, cette formule permet au gouvernement devenu simple actionnaire de conserver un certain droit de regard sur la propriété de l’entreprise, sa gestion et la nomination de ses dirigeants.


C’est souvent par ce type de participations que l’État français est toujours propriétaire de 89 sociétés dites publiques qui totalisent 100 milliards d’euros. Celles-ci se concentrent dans des secteurs jugés stratégiques comme l’armement, l’énergie nucléaire, l’électricité, le transport ferroviaire. Le plus gros trésor de l’État demeure en effet EDF, deuxième fournisseur d’électricité au monde, possédé à 83 % par l’État. La loi fixe d’ailleurs à 70 % le plancher de cette participation.


C’est par ce type de participations, parfois minoritaires, que l’État français parvient à tisser son réseau et à exercer son contrôle sur 1625 filiales et sociétés et emploie 791 000 salariés. La seule Agence des participations de l’État (APE), qui administre la plus grande partie des actifs nationaux, gère environ 75 milliards d’euros de titres cotés en Bourse. Ce qui fait de lui le plus gros actionnaire sur la place de Paris.


Débat perpétuel


Depuis 30 ans, le débat est régulièrement relancé sur les contradictions qui déchirent l’État actionnaire. « L’État n’est pas un Homo economicus comme les autres et ne le sera jamais », écrivait l’an dernier David Azéma dans un rapport de l’Institut Montaigne. « Le vouloir actionnaire, c’est espérer de lui ce dont il n’est pas capable ni responsable », écrit ce banquier d’affaires.


Une réflexion qui semble inspirer l’actuel gouvernement puisqu’en trois ans, soit depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie sous François Hollande, 10 milliards d’euros auront été transférés des actifs de l’État au secteur privé. Il s’agit de la plus grande cession d’actifs publics en si peu de temps. Et cela ne semble pas devoir s’arrêter puisque le ministre de l’Économie Bruno Le Maire vient d’annoncer la privatisation de la Française des jeux (actionnaire à 72 %) et d’Aéroports de Paris (50 %).


Pourtant, malgré les divergences et les polémiques, le consensus existe toujours en France sur l’importance de la présence de l’État dans l’économie. La France fait partie, avec la Norvège, la Slovénie et la Finlande, des quatre pays de l’OCDE dans lesquels les entreprises à participation publique emploient plus de 8 % des salariés. Le souvenir amer de la vente, sous Nicolas Sarkozy, des aciéries de Péchiney à Alcan, puis à Rio Tinto, reste toujours vivace. On ne peut pas imaginer que le capital d’une entreprise comme Engie [groupe industriel énergétique né de la fusion de Gaz de France] « soit livré aux intérêts anglo-saxons ou chinois », prévenait récemment Martin Vial, patron de l’Agence des participations de l’État.


Améli Pineda


Les propositions des partis


Coalition avenir Québec


La CAQ veut grossir de 7 % les dividendes versés par les sociétés d’État en 2022-2023, ce qui permettrait à l’État d’empocher 350 millions de plus par année. Tout cela, grâce à des « mesures d’économie, de gains d’efficacité », sans hausser les tarifs au-delà de l’inflation ni supprimer de postes.


La CAQ juge cela possible, notamment par l’attrition prévue de 5000 postes « administratifs » dans la fonction publique, sans affecter les services.


Pour Hydro-Québec, François Legault caresse de grands projets… conditionnels à la signature de contrats d’exportation d’électricité. « […] On va commencer par signer des contrats de vente, et ensuite on lancera des projets pour produire. »


S’ils se réalisent, ces projets seront hydroélectriques plutôt qu’éoliens, a tranché le chef caquiste, d’avis que le Québec peut le mieux contribuer à la réduction des GES en exportant «plus d’hydroélectricité » pour aider à « remplacer des centrales au charbon ou au gaz chez nos voisins ».


Parti libéral du Québec


Philippe Couillard doute de la capacité de la Société des alcools du Québec (SAQ), de Loto-Québec et d’Hydro-Québec à accroître leurs dividendes, comme le promet la CAQ. « On a de bonnes sociétés d’État, performantes. On va toujours demander plus d’efficience et d’efforts, mais ces sociétés-là ont fait beaucoup […] au cours des dernières années. [...] c’est ce que M. Legault ne réalise pas », a-t-il dit, en présentant le cadre financier de son parti.


Le chef libéral prévoit plutôt une « légère amélioration » des revenus de ces sociétés en 2018, « non récurrente ». « Le dividende d’Hydro-Québec est très sain — celui de la SAQ également. Et pour la première fois, Investissement Québec a versé un dividende au gouvernement .»


Avant le début de la campagne électorale, M. Couillard s’était pourtant faveur de l’ouverture à « une certaine concurrence » dans la vente au détail des vins, alcools et spiritueux, tant qu’elle « ne remet pas en cause l’existence de la SAQ ». Il pourra préciser sa pensée d’ici la fin de la course électorale.


Parti québécois


Jusqu’à maintenant, le Parti québécois s’est surtout prononcé sur la mission générale des sociétés d’État, dont il souhaiterait réajuster le tir. Le PQ s’est prononcé pour un plafond de la rémunération des hauts dirigeants des sociétés d’État à 250 000 $ par année, soit l’équivalent du salaire du premier ministre, auquel s’ajouteraient des primes.


Pour ce qui est de la Caisse de dépôt et placement du Québec, le chef Jean-François Lisée a dit vouloir redonner à la CDPQ « sa mission économique originale, en incluant à son mandat le développement économique régional et la protection des sièges sociaux stratégiques ». Plus encore, son parti souhaite « sortir » la Caisse de dépôt et placement des paradis fiscaux en lui demandant un « plan de désinvestissement ».


> La suite sur Le Devoir.



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