Quel mandat pour la Caisse?

Toutes ces initiatives montrent bien que les francophones du Québec n’ont pas attendu la Révolution tranquille pour découvrir l’importance de l’économie. Plusieurs d’entre eux établirent même un lien explicite entre la prospérité économique et la survie d’une nation française en Amérique.

L'affaire de la CDP - quel mandat? Québec inc.?


Alors que la Caisse de dépôt et de placement (CDP) traverse la plus grave crise de son histoire, il me semble nécessaire de revenir sur le rapport historique des Québécois à la richesse économique. Un détour vers le passé permettra peut-être de clarifier les termes du vigoureux débat qui a cours sur le «mandat» de la Caisse.
On continue de croire qu'avant la Révolution tranquille, les Canadiens français étaient nés «pour un p'tit pain», que l'élite cléricale d'autrefois méprisait la richesse matérielle, préférait la campagne à la ville, l'agriculture à l'industrie. Choisis par la Providence pour répandre les lumières du catholicisme en Amérique, les Canadiens français formaient ce peuple élu qui, par piété autant que par esprit de sacrifice, avait fait voeu de pauvreté, laissant aux matérialistes anglo-saxons les viles besognes du commerce.
L'historiographie aura permis de considérablement nuancer ce tableau réducteur. Des recherches fouillées ont montré qu'un personnage haut en couleur comme le curé Labelle fut un ardent promoteur du développement technique et urbain, que le bas clergé encouragea la prospérité économique à l'époque de la révolution industrielle et que l'abbé Groulx et son groupe l'Action française proposèrent un grand programme de réformes économiques dès les années 1920.
Même le théologien Louis-Adolphe Pâquet de l'Université Laval, dont on cite constamment un extrait d'un discours prononcé le 23 juin 1902 («Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées...») n'était pas opposé au progrès matériel. «La richesse n'est interdite à aucun peuple ni à aucune race, précisait-il plus loin. Elle est même la récompense d'initiatives fécondes, d'efforts intelligents et de travaux persévérants.» S'ils reconnaissaient les bienfaits de la prospérité, les traditionalistes catholiques considéraient cependant que la richesse matérielle devait être subordonnée à des fins plus élevées; une optique que plusieurs partagent, encore aujourd'hui.
Vers la fondation de HEC
À côté de ces représentants de l'Église, une élite laïque comprit très tôt l'importance cruciale de l'économie. Le 22 janvier 1846, Étienne Parent, notre premier sociologue, prononce une conférence intitulée «L'industrie considérée comme moyen de conserver notre nationalité». Moins de dix ans après la défaite de 1837, Parent invite ses contemporains à ne pas mettre tous leurs oeufs dans le panier de la politique partisane. Pour survivre et avancer, les Canadiens français devaient mieux comprendre les lois de l'économie de marché, améliorer leurs techniques agricoles, fonder des industries, prendre le meilleur parti d'un continent qui valorise l'effort, le travail et le mérite. Parent n'adopte pas le ton de l'homme résigné qui accepte son sort de gagne-petit.
L'appel de Parent fut entendu. Exclus du Montreal Board of Trade et des réseaux du Golden Square Mile, des hommes d'affaires canadiens-français lancent des périodiques consacrés aux questions économiques (Le Moniteur du commerce et Le Prix courant) et fondent une première chambre de commerce francophone en 1886. Très tôt, ces gens d'affaires réclament la mise en place d'une école de commerce canadienne-française. En 1907, le gouvernement du Québec agrée à cette demande et fonde l'École des hautes études commerciales de Montréal (HEC). Penseurs de l'économie moderne et nationalistes engagés, Édouard Montpetit, Esdras Minville et François-Albert Angers y enseigneront et produiront de grandes oeuvres.
Des banques «nationales»
Rapidement, on prend conscience de l'importance du crédit dans une économie moderne. Au milieu du XIXe siècle les représentants politiques du Canada français, avec l'accord du haut clergé, votent la levée des lois d'usure qui interdisaient, pour des raisons morales, des taux d'intérêt supérieurs à 6 %. Parce qu'ils ont le sentiment que les grandes banques anglophones montréalaises desservent mal leurs intérêts, des Canadiens français fondent plusieurs institutions financières tout au long du XIXe siècle, dont la Banque du Peuple (1835), la Banque Nationale (1859) et la Banque Hochelaga (1874). Avec la complicité du clergé, Alphonse Desjardins lance le mouvement coopératif que l'on connaît en 1900.
Toutes ces initiatives montrent bien que les francophones du Québec n'ont pas attendu la Révolution tranquille pour découvrir l'importance de l'économie. Plusieurs d'entre eux établirent même un lien explicite entre la prospérité économique et la survie d'une nation française en Amérique.
Rôle de l'État
Dès lors, se demandera-t-on, si leur élite était apparemment acquise à l'importance de l'économie, comment expliquer l'infériorité économique des Canadiens français? Comment expliquer qu'il n'y eut pas, avant 1960, de «Canada français inc.» comme il existe aujourd'hui un «Québec inc.»?
Pour rendre compte du phénomène, Victor Barbeau -- auteur du célèbre Mesure de notre taille (1936) -- et d'autres intellectuels insistèrent surtout sur des facteurs culturels et moraux: les Canadiens français qui réussissaient en affaires auraient eu tendance à gaspiller leur fortune de leur vivant; les plus vigoureux n'auraient pas su transmettre leurs entreprises aux nouvelles générations, etc.
Le recul du temps montre les limites de telles explications. Car s'il est une institution qui semble avoir joué un rôle déterminant dans notre relèvement économique national, c'est bien l'État. Au cours des années 1960, qu'ils soient d'ailleurs de droite ou de gauche, ce que les Canadiens français devenus Québécois réalisent, c'est que l'État pouvait être un formidable levier de développement économique, le «meilleur d'entre nous», pour reprendre l'heureuse formule de René Lévesque.
Le soutien de la Caisse
Comme l'avait justement noté l'historien Michel Brunet dès les années 1950, l'élite canadienne-française s'était beaucoup méfiée de l'État. Les libéraux préféraient laisser jouer les lois du libre marché alors que les traditionalistes ne voyaient souvent dans l'État que l'hydre du socialisme et du totalitarisme. Les Canadiens français entreprenants furent donc laissés à eux-mêmes et durent apprendre à maîtriser des règles fixées par un puissant syndicat financier montréalais. Ceux qui rêvaient de conquérir les marchés étrangers n'avaient accès à aucun capital de risque.
À mes yeux, la véritable grandeur de la Révolution tranquille tient dans ce «capitalisme d'État» qui aura permis aux Pierre Péladeau, André Chagnon, ainsi qu'aux frères Lemaire et à bien d'autres de construire de grandes entreprises. La mission de la Caisse était certes d'obtenir des rendements pour des retraites, mais aussi de mettre fin au chantage d'une petite élite hostile, de soutenir nos entrepreneurs les plus performants pour qu'ils puissent rayonner à l'étranger, de conserver des sièges sociaux au Québec et, surtout, de faire des affaires en français.
Culture du «Québec inc.»
Avec l'adoption de la Charte de la langue française, l'émergence d'un véritable «Québec inc.» aura été l'un des grands moments de notre affirmation nationale. Dans le cas de la langue française comme dans celui de l'économie québécoise, l'État sera toujours appelé à jouer un rôle important de cohésion et de soutien, à moins bien sûr de souhaiter revenir à la situation d'avant les années 1960.
En permettant que la Caisse investisse de moins en moins au Québec, en modifiant son mandat et sa vocation -- avec les résultats catastrophiques que l'on connaît -- et en nommant à sa tête un individu visiblement étranger à la culture et aux intérêts du «Québec inc.», Jean Charest ignore les leçons d'une longue histoire de résistance et de combats. Parions que le cartel financier d'autrefois serait bien fier de son oeuvre de sape.
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Éric Bédard, Historien et professeur à la TÉLUQ-UQAM


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