Quitter le monde de l'imaginaire pour fonder le Québec

Chronique de Claude Bariteau

Pour l’anthropologue Éric Schwimmer, l’idéologie des peuples dominés inverse les rapports de pouvoir. Les dominés deviennent des vainqueurs dans un monde imaginé en marge des pouvoirs réels. En témoigne, quant à moi, l’idée d’un troisième référendum depuis que la loi sur la clarté a enfermé explicitement cette approche dans les rapports de pouvoir en force au Canada.
C'était aussi le cas en 1980 et en 1995. Comme le NON sortit gagnant, les souverainistes prirent conscience des coups bas avant et pendant le référendum. Pour l'après référendum, ils minimisent toujours deux éléments qui avantagent le Canada : le caractère incontournable de la reconnaissance de la souveraineté du Québec par ce pays et l'obligation de courtoisie à laquelle sont astreints les États tiers lorsqu'un processus de sécession est enclenché.
Demeurés des abstractions, ces éléments sont minimisés parce que pensés hors du monde réel. Pour nombre de souverainistes, un référendum gagnant déboucherait sur un duel politique qu'atténueront des intérêts économiques réciproques ou, si le Canada s'avère mauvais joueur, sur la reconnaissance de la souveraineté du Québec par des États tiers.
De telles affirmations empêchent d'évaluer l'incidence de la loi sur la clarté. C'est ce genre de problème qu'engendre l'inversion des rapports de pouvoir dans l'idéologie des peuples dominés. Ces rapports étant occultés, les peuples dominés ne les découvrent qu'en périodes de crise. Sous le choc, ils sont alors vulnérables, ce qui avantage les peuples dominants.
Tout cela est de mauvais augure. Quand un État souverain, tel le Canada, vote une loi pour encadrer un référendum sur la sécession d'une de ses provinces, les promoteurs de cette sécession ont l'obligation d'analyser ses incidences sur toutes les phases de la démarche qu'ils préconisent et, le cas échéant, d'en imaginer une autre pour atteindre l'objectif recherché.
C'est ainsi qu'ont procédé les pays baltes. Ils ont rejeté la voie référendaire encadrée par l'ex-URSS et misé sur une décision des parlementaires qui fut ratifiée par des élections et la tenue d'un sondage électoral. Ici, on s'est limité à soupeser la portée des juridictions en cause et à revoir les phases pré-référendaire et référendaire. À mon avis, ces révisions ne seront pas suffisantes pour les franchir, car le Canada pourra encore contourner les règles québécoises. Quant à la phase post-référendaire, qui est demeurée occultée, ça ne se passera pas comme elle est imaginée.
Le peuple québécois n'a pas un droit à l'autodétermination analogue à celui des peuples colonisés. Puis, après une victoire référendaire, le Québec ne sera un État souverain reconnu par des États tiers qu'à la suite de la reconnaissance du Canada. Sans cette reconnaissance, le Québec, autoproclamé pays souverain, ne fera pas partie des Nations unies, ce qui handicapera son rayonnement international.
Il y a plus. Si tenir un référendum pour provoquer une sécession était prisé dans les ex-républiques socialistes, ce procédé ne fut pas toujours utilisé. Plusieurs référendums eurent lieu après la décision des parlementaires. Quant à l'Islande, s'il s'y tint un référendum en 1944, c'est qu'il existait un Traité à ce sujet lui permettant de revoir, après 25 ans, son association avec le Danemark.
De fait, en matière de sécession, on procède généralement dans les régimes démocratiques après une décision des parlementaires ayant un soutien pour ce faire. Si référendum il y a, il est tenu sous l'égide du parlement sécessionniste avec pour visée de conforter la décision prise ou d'adopter la constitution.
Sur la base de ce qui précède, l'approche référendaire du PQ est en porte-à-faux. Rien n'oblige à procéder de cette façon. En outre, cette approche a comme principal défaut de se réaliser dans une province et d'être maintenant encadrée par une loi du pays qu'entendent quitter ses promoteurs, ce qui place les États tiers à la remorque du Canada.
Des rapports à inverser
Pour que le Québec devienne un pays indépendant, il importe d'abord d'inverser les rapports de pouvoir entre le peuple québécois et le Canada en vue d'installer une nouvelle autorité sur le territoire du Québec. Cet acte engendrera des tensions, car tous les États souverains sont réfractaires à leur démembrement. C'est d'ailleurs à cause de cela que les Nations unies ont voté, en 1960, une loi octroyant un droit particulier aux peuples colonisés. Pour les autres peuples, dont celui du Québec, il n'y a pas de règles établies, ni d'arbitrage. Le droit coutumier et l'obligation de courtoisie s'appliquent s'ils choisissent le chemin de l'autodétermination.
Dès lors, deux questions se posent :
- comment le peuple québécois peut-il inverser en toute légalité et légitimité les rapports de pouvoir ?
- cette inversion faite, ce peuple sera-t-il en meilleure position qu'avec un référendum pour faire reconnaître son autorité par le Canada et les États tiers ?
Une élection décisionnelle est la réponse à la première question en autant cependant qu'il y ait préalablement mise au point, au-delà des barrières partisanes, d'une plate-forme électorale, par un pacte ou autrement entre des partis et des groupes, dont l'objectif est de fonder le pays du Québec. Si les candidates et les candidats qui partagent cette plate-forme obtiennent la majorité des votes exprimés, il y aura de facto inversion des rapports de pouvoir.
Plusieurs analystes estiment cette approche irréaliste et irréalisable. Selon eux, les interventions des fédéralistes se feront plus insidieuses qu'en période référendaire et les forces en présence demeureront dans des positions analogues. Il en découlera un raffermissement des opposants à l'indépendance du Québec et, après une victoire, des problèmes identiques.
Je ne suis pas d'accord. Si une majorité des votes s'exprime lors d'une telle élection, le peuple québécois sera en meilleure position pour faire face aux problèmes qui se présenteront. Avec un pacte, il y aura consolidation de la nation politique québécoise.
Bien sûr, les forces fédéralistes, le gouvernement d'Ottawa en tête, pourront toujours semer la zizanie avant, pendant et après l'élection. Toutefois, comme elles s'acharneront à dévaloriser le peuple québécois et à bloquer son émancipation, ce qu'elles font déjà, elles contribueront à hausser encore plus le niveau de conscience du peuple québécois.
Par ailleurs, si un soutien majoritaire s'exprime, les parlementaires élus au Québec pourront légitimement adopter en toute légalité des lois en conséquence, les mettre en application et enclencher, avec le Parlement canadien, la négociation de la sécession au terme de laquelle l'indépendance du Québec pourra être proclamée. Face à une nation politique liée sur l'essentiel, les parlementaires canadiens devront composer avec elle et une opinion internationale qui leur rappellera que le Canada s'est émancipé en recourant à des voies démocratiques moins transparentes et a déjà reconnu des pays à la suite d'une décision analogue.
Curieusement, la course à la direction du PQ n'aborde pas ces questions. Elle est engluée dans une démarche conçue il y a trente ans pour prendre le pouvoir et, depuis, mythifiée. Aussi l'horizon recherché est encore la prise du pouvoir provincial, tenir un référendum, une affaire de conjoncture, et rapprocher les porteurs du pays, une question de stratégie.
Là se trouve le problème que doit résoudre un peuple qui, n'ayant jamais eu d'État souverain, ni de chef d'un tel État, se pense difficilement dans le monde réel. Or, pour le résoudre, il faut tout simplement changer de cap en prenant modèle sur des peuples qui ont installé leur autorité en toute légitimité à la suite d'une élection conçue à cette fin.
***
Claude Bariteau, Anthropologue, Université Laval, et auteur de Pour sortir de l'impasse
référendaire
(Les Éditions des intouchables, 2005).

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Claude Bariteau est anthropologue. Détenteur d'un doctorat de l'Université McGill, il est professeur titulaire au département d'anthropologie de l'Université Laval depuis 1976. Professeur engagé, il publie régulièrement ses réflexions sur le Québec dans Le Devoir, La Presse, Le Soleil et L'Action nationale.





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