Dans une lettre au Journal de Montréal publiée le 26 novembre dernier, l’ancien sénateur André Pratte s’étonne que le déclin du français au Québec soit devenu une « religion statistique » et une « vérité absolue ».
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La science, bien sûr, ne connaît pas de vérités absolues, et il convient d’être toujours à l’affût des données empiriques qui confirment ou infirment nos théories. Mais encore faut-il savoir où regarder.
Pour relativiser le déclin du français au Québec, M. Pratte tire à l’emporte-pièce quelques données d’un rapport de l’Office québécois de la langue française, sans en expliquer clairement la signification ou la portée.
Il souligne par exemple qu’on aurait tort de mettre l’accent sur la baisse du poids démographique des francophones au Québec puisque le poids des anglophones diminue aussi. La chute du poids démographique des francophones et des anglophones serait ainsi un phénomène normal dû à l’immigration et ne constituerait pas un indicateur du déclin du français par rapport à l’anglais.
Langue maternelle vs langue parlée à la maison
M. Pratte commet toutefois plusieurs erreurs d’interprétation. La première réside dans son choix d’indicateur, la langue maternelle, qui est davantage tournée vers le passé que vers l’avenir : c’est en effet la langue qui nous a été transmise dans notre jeunesse par nos parents. Un indicateur qui reflète peut-être mieux la situation actuelle est celui de la langue d’usage, ou langue parlée le plus souvent à la maison. Cet indicateur donne aussi une idée de ce qui nous attend dans l’avenir, car la langue parlée au foyer présentement sera vraisemblablement la langue de la prochaine génération.
La deuxième erreur de M. Pratte se trouve dans son choix de période d’observation, qu’il établit de 1996 à 2016. Or, les années 80 et 90 ont vu un nombre très important d’anglophones quitter le Québec, faisant baisser leur poids démographique et rehaussant, par défaut, celui du français.
Ces départs en surnombre ont cependant ralenti au tournant des années 2000. Si on observe la période 2001 à 2016, le français décline plus rapidement que l’anglais et son importance relative à l’anglais diminue.
Finalement, M. Pratte ne semble pas tenir compte des réponses multiples à la question sur la langue maternelle, ce qui biaise encore les estimations qu’il met de l’avant. À sa décharge, il s’agit là d’un point technique peu évident pour les non-spécialistes.
Une population sans immigration s’accroît seulement en fonction de la différence entre ses naissances et ses décès. Les anglophones et les francophones ayant depuis longtemps une fécondité et une mortalité comparables, l’accroissement naturel ne fait plus significativement pencher la balance d’un côté ou de l’autre.
Mais le Québec est ouvert aux migrations internationales et interprovinciales. Des anglophones, des francophones et des allophones de l’extérieur du Québec viennent s’y installer et modifient l’équilibre linguistique existant.
Sur une à deux générations, la quasi-totalité des allophones s’intégreront à l’anglais ou au français en adoptant l’une de ces langues à la maison.
Au Québec, cette dynamique favorise l’anglais et contribue au déclin du français. Il est vrai que les politiques de sélection des immigrants et les dispositions de la Charte de la langue française, notamment en ce qui concerne l’éducation primaire et secondaire en français, ont permis d’améliorer significativement la francisation, mais sans toutefois permettre d’atteindre le seuil nécessaire à l’équilibre linguistique.
Selon le recensement de 2016, la proportion des transferts linguistiques vers le français était de 57%, loin de la barre des 90% nécessaires pour maintenir le poids du français.
Rappelons enfin que la faiblesse du français est partiellement masquée par le départ vers l’extérieur du Québec de nombreux anglophones et allophones anglicisés. Lorsque les départs sont moins nombreux, le déclin du français s’accélère (comme durant la période 2001-2006, par exemple). Il va sans dire que de compter sur le départ des anglophones et des allophones anglicisés pour maintenir le poids démographique du français relèverait d’une politique à courte vue.
Le déclin du français au Québec est une tendance lourde qui s’inscrit depuis des décennies dans un contexte de forte immigration et de sous-francisation des immigrants.
Des projections peu encourageantes
Ces tendances démographiques lourdes sont connues et documentées depuis longtemps et peuvent être projetées dans l’avenir avec une relative certitude.
Selon les projections démolinguistiques réalisées dans notre groupe de recherche à l’INRS, le poids du français comme langue parlée à la maison poursuivra dans l’avenir la descente observée depuis vingt ans.
La part de ceux qui parlent français à la maison était de 83,1% en 2001 et de 80,6% en 2016. Sur l’ensemble du Québec et compte tenu de l’inertie démographique, il s’agit d’une importante chute. Selon un scénario basé sur les tendances récentes, cette proportion ne sera plus que de 76% en 2056.
Durant la même période, l’anglais devrait gagner environ un point. Dans certaines régions, comme dans la région métropolitaine de Montréal, et non pas seulement sur l’île de Montréal ou le centre-ville, les changements seront beaucoup plus importants.
À Laval, par exemple, la proportion de locuteurs du français sera de 57,6% en 2056, en baisse de 15 points par rapport à 2006, alors que la proportion de locuteurs de l’anglais sera de 16,1%, en hausse d’environ 3 points.
En retenant l’indicateur que M. Pratte a choisi, la langue maternelle, les résultats sont encore plus marquants : en 2056, les francophones formeront 67% de la population du Québec, en baisse de 13 points par rapport à 2006. Durant la même période, le poids des anglophones se sera maintenu à 8%.
Il est toujours plus facile de nier la réalité des faits que de faire face aux conséquences à plus long terme d’une tendance lourde. M. Pratte a certes le droit à son opinion sur la signification sociologique et politique à donner au déclin du français au Québec. Mais le déclin lui-même n’est pas une opinion: il s’agit d’une réalité démographique.
Alain Bélanger, Professeur de démographie à l’INRS
Patrick Sabourin, Associé de recherche à l’INRS
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