« L’extrême droite française embarrassée sur le front de l’Est », titrait Mediapart, le 24 février. « Guerre en Ukraine : La longue indulgence de l’extrême droite française envers la Russie », renchérissait Libération, deux jours plus tard. Le fil rouge de la petite rengaine est là : il faut pointer du doigt « l’extrême droite » qui a soutenu Poutine. De là à dire qu’elle est responsable de toute cette crise, il n’y a qu’un pas.
Ben mon sagouin, comme disait San-Antonio, il ne faut pas manquer de culot. Car si responsabilité - profonde - il y a, elle incombe tout à l’inverse à la gauche. Cette gauche médiatique, politique, intellectuelle, artistique qui, du temps de l’Union soviétique, a rivalisé de complaisance et d’aveuglement, conspuant tous ceux qui osaient contrevenir à la doxa officielle, les accusant même de ce qui ne s'appelait pas encore une « fake news ».
Le journaliste britannique Gareth Jones, qui découvrit l'horrible famine ukrainienne provoquée par les mesures confiscatoires de Staline, fut accusé d'affabulation par le très complaisant correspondant du New York Times à Moscou. En France, la gauche niait en bloc. Édouard Herriot traversa l’Ukraine comme un village Potemkine dans lequel il ne vit que « prospérité » (sic). L’Humanité dénonçait dans le même temps d'« ignobles attaques conjuguées contre l'État ouvrier ».
Évoquant le massacre de Katyń, dont il ne fallait pas dire par qui il avait été perpétré, l’historien et journaliste polonais Adam Michnik parle (Le Monde, 2009) de « cadavre dans le placard de la gauche française si longtemps indulgente à l’égard de Staline ». « Le mur de Berlin est tombé, mais pas le mur qui, dans l’esprit des Occidentaux, interdit de reconnaître la réalité de l’Union soviétique », rajoute sa compatriote Maria Nowak, dans son livre Pour notre liberté et la vôtre. Comment la Pologne a été abandonnée par ses alliés (Librinova, 2019).
Lorsque André Gide, publia un Retour de l’U.R.S.S. (NRF, 1936) passablement critique, il se fit injurier, notamment par Louis Aragon, et traiter de « traître » et de « complice des fascistes ». Les séjours en Union soviétique étaient devenus une tradition pour les intellectuels de la gauche française. Et c’est dans un entretien accordé à Libération lors du retour de son premier voyage en 1954 que Jean-Paul Sartre écrivit (sans rire) : « La liberté de critique est pleine et entière en URSS. »
Ces intellectuels sont-ils aujourd'hui honnis comme ceux qui ont eu les yeux de Chimène pour l'Allemagne nazie ? Non, bien sûr. Mieux : comme l’écrit Vincent Coussedière, dans Éloge de l’assimilation. Critique de l’idéologie migratoire (Le Rocher, 2021), toute la doxa de la gauche française aujourd’hui n'est que « notes en bas de page » de Sartre. Impossible, dans ces conditions, de frapper trop fort sur la tête de la Russie, après la chute du mur, et exiger d’elle qu'elle regarde son Histoire en face comme on l’a fait avec l’Allemagne. On a accepté un narratif consensuel, qui est celui de Poutine aujourd’hui : l’URSS nous a libérés du nazisme, point. Ce qui n’est pas faux, mais ne suffit pas à gommer les millions de morts du communisme.
Faute de voir leurs souffrances réellement reconnues, impossible pour les pays de l’Est de panser leurs plaies, et pour nous de comprendre cette ruée vers l’OTAN : ils n’ont de cesse de s’éloigner de cette Russie à laquelle ils sont pourtant culturellement liés mais par laquelle ils ont tant souffert. Dans un entretien accordé au FigaroVox, en 2017, Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Acte Sud, 2015), explique que celui-ci a à cœur de réconcilier la Russie autour d’un roman national commun qui occulte les crimes de Staline : « Pour le cinquantenaire de la victoire sur le nazisme le 9 mai 2015, Poutine a demandé aux Russes de sortir dans la rue avec le portrait d'un de leurs aïeuls tués pendant la guerre. Il veut réconcilier la Russie autour de la victoire contre le nazisme, tout en effaçant les dissensus liés à la révolution de 1917 et au stalinisme. […] La mémoire du goulag, du coup, se heurte à l'hostilité des autorités, comme le camp Perm-36, dernier camp stalinien conservé, régulièrement menacé de fermeture. » Son obsession est l'unité nationale. On peut le comprendre, nous autres savons à quel point la repentance à tout va affaiblit un pays. Surtout lorsqu’elle injustifiée… Ce qui n’est pas le cas pour l'ex-URSS.
« Il n'y a jamais eu de procès du communisme. L'ancien dissident Vladimir Boukovski avait proposé dans les années 1990 à Eltsine de faire un grand procès du communisme. Ce dernier a refusé. Du coup, Poutine aujourd'hui surfe sur la nostalgie de l'URSS. La Russie est malade du refus poutinien de regarder son passé en face. » L’Occident n'a pas moufté. Car demander à la Russie de battre sa coulpe aurait forcé la gauche à battre aussi la sienne. Les film Katyn, La Révolution silencieuse ou encore L'Ombre de Staline, bien que de grande qualité, sont peu connus du grand public.
En forçant l’Allemagne à se dénazifier et à courber la tête, on l’a forcée, fragilisée, à mettre sous le boisseau son hubris conquérant. La Russie n’a jamais été désoviétisée, et en cherchant à rassembler les pièces d'un Empire russe, Vladimir Poutine chausse les bottes de Staline, dont le buste - tiens donc ! - a rejoint, en 2017, à Moscou, celui des autres présidents de l’ère soviétique. Une initiative financée par le gouvernement.
C’est bien la gauche, et non la droite, qui devrait faire son autocritique. Samokritika. C’était le nom qu'on donnait à cette pratique, en Union soviétique.