Sommes-nous vraiment libres de nous exprimer au Québec?

Médias et politique

VINCENT FORTIER - MÉTRO - Métro, en collaboration avec l’Institut du Nouveau Monde, poursuit sa rubrique «Le Québec en questions». Chaque lundi, on vous invite à participer à une discussion autour d’un thème précis. Dans le journal, trois personnalités et des jeunes ont entamé le débat. Sur le web, il se prolonge avec leurs réponses complètes et vos réactions.
Sommes-nous vraiment libres de s'exprimer au Québec?
Au Canada, chacun jouit de la liberté d’opinion et d’expression. C’est la Char­­­te canadienne des droits et libertés qui le ga­ran­tit dans son article 2. Ce droit est enchâssé dans la Charte, d’accord, mais est-il vraiment respecté dans les faits? Par ailleurs, les Québécois s’en servent-ils vraiment?
Nous entendons souvent que nous avons le consensus facile ici. Avons-nous vraiment peur du débat? Élever la voix ou émettre une opinion qui sort du lot est-il un sacrilège? On constate en tout cas que ceux qui le font sont rapidement étiquetés comme «grandes gueules». Les Richard Martineau ou Gilles Proulx de ce monde dérangent.
Peut-être sommes-nous un peu frileux. En France par exemple, où les voix s’élèvent beaucoup plus souvent et beaucoup plus fort qu’ici, on ne se sent pas attaqué dès qu’une personne ne partage pas notre opinion. Ici, toutefois, nous avons la poursuite facile. Muselons-nous trop facilement nos «gran­des gueules»? Avons-nous raison de le faire? Si la liberté d’expression est ga­rantie par une charte, elle s’accompagne de certaines responsabilités. Il faut savoir appuyer nos dires.
Concept élastique
La liberté d’expression est donc un concept élastique. Quand faut-il intervenir? Avant que l’élastique soit rompu, ou après? Qui devons-nous blâmer – s’il y a quelqu’un à blâmer –, de l’animateur de radiopoubelle ou des auditeurs qui le suivent? Il est clair que la liberté d’expression est bien plus respectée ici que dans bien des États de la planète. Mais elle est parfois menacée, même chez nous. Il existe des manifestations quotidiennes de ce problème : poursuites-bâillons des gran­des entreprises qui musellent la mobilisation publi­que, relations houleuses entre le gouvernement d’Ottawa et les journalistes... Les Québécois ont-ils toute la latitude qu’ils veulent pour s’exprimer?
Trois personnalités se prononcent
Léo-Paul Lauzon

Professeur au département des sciences comptables et titulaire de la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM
«Si la liberté d’expression est un principe fondamental inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, force est de constater qu’elle ne s’applique pas également à tous. Les idées largement véhiculées sont fonction des positions sociale, politique et économique défendues qui favorisent la concentration de la richesse à une minorité, alors que la majorité, sans voix véritable, doit se partager le peu qu’il reste.
Au cours des dernières décennies, la majorité des mesures avancées ont préconisé le démantèlement de l’État et la privatisation des services publics, sous le prétexte fallacieux du déficit et de la dette. Mais, est-ce qu’il y a eu un débat sur d’autres avenues à emprunter? Comme il n’y a pas d’autres discours existants, la population se résigne en pensant qu’il n’y a rien à faire alors qu’il y a tant à faire…
La liberté de presse est aussi malmenée quand les médias appartiennent à des transnationales, qui ont des intérêts dans les services publics et qui, en plus, financent intensément des organismes de recherche complaisants. Que dire des groupes communautaires qui vivotent grâce au financement du privé… ils perdent peu à peu leur sens critique! Comme le disait le journaliste A.J. Liebling : "La liberté de presse est garantie uniquement à ceux qui en détiennent une".
On sollicite des experts qui prônent l’accroissement du privé ou des mesures cosmétiques (économie sociale, achats équitables, développement durable, responsabilité sociale des entreprises, etc.) qui ne remettent jamais en cause l’essence même du modèle. Toutefois, ceux qui proposent des changements structuraux pour un meilleur partage de la richesse sont ignorés.»
Isabelle Maréchal

Animatrice de l'émission Isabelle le matin sur les ondes du 98,5 FM
«Complètement et c’est tant mieux ! Qui voudrait vivre dans un pays qui musèle ses citoyens, ses observateurs et ses commentateurs? Un pays qui refuse toute discussion sur la place publique et qui se cantonne dans le "sans commentaire" ne peut être un pays libre. Trop d’endroits dans le monde ont adopté ce mode de fonctionnement au détriment de la démocratie la plus élémentaire. Ici, tout le monde a le droit à son opinion. Et les tribunes sont nombreuses. Cette chronique est bien la preuve vivante que les médias raffolent désormais de textes d’opinions. Grâce à l'internet, les blogues et autres groupes de discussions ont dépassé les lignes ouvertes. Ils sont devenus le nouveau véhicule très prisé du citoyen qui peut y exprimer sa pensée dans la plus grande spontaniéité.
La sacro-sainte objectivité journalistique n’est plus le seul repère acceptable. Tout est désormais subjectif. Nous nous insurgeons contre la langue de bois avec raison. On ne tolère pas les faux-fuyants, ni les cachotteries justement parce que cette liberté d’expression s’avère le plus bienveillant des chiens de garde de notre société. On s’exprime comme on respire, et on revendique son droit de clamer haut et fort sa prise de position. Soit. A condition qu’on ne finisse pas tous par dire la même chose.
Car autant peut-on se réjouir et même à la rigueur, se vanter de cette grande ère de jeu pour exprimer nos points de vue, , autant faut-il se méfier de ce prêt-à penser accessible à tous pour qu’il ne nous aveugle pas. Le risque serait de nous écarter de la réflexion qui mène au vrai débat éclairé, nuancé et non partisan. Parfois à force de "parle, parle, jase, jase" on coupe un peu les coins ronds. La liberté d’expression impose une responsabilité citoyenne. Dans ce flots de paroles et d’idées, notre devoir est de faire le tri. On doit se demander ce qui nous définit le mieux en termes de valeurs. On peut alors jeter un peu de lest. Le danger, c’est de devoir choisir son camp. Rouge ou bleu, pour ou contre, toi ou moi. Car on devient forcément l’ennemi de celui qui ne pense pas comme nous. Est-ce que cela nous avancerait beaucoup de savoir que tout le monde à le droit de dire n’importe quoi……et de le penser?»
Mathieu Bock-Côté

Candidat au doctorat en sociologie à l'UQAM
«Nous assistons à la régression de la liberté d’expression au Québec à travers l’hégémonie de la rectitude politique par laquelle certaines élites médiatiques, intellectuelles et technocratiques confisquent le débat public et accusent systématiquement d'intolérance ceux qui expriment un désaccord avec elles. La technique de diabolisation est bien connue: on accusera son adversaire de dérapage, ce qui consiste à dire qu'il s'éloigne du seul chemin autorisé par les nouveaux curés de la pensée unique.
Cette censure est particulièrement visible sur les questions liées à l'identité québécoise. Comme on l'a vu avec la crise des accommodements raisonnables, ceux qui s'opposent au multiculturalisme se font accuser de racisme, de xénophobie, de frilosité identitaire. Autrement dit, le désaccord politique est interdit et ceux qui le manifestent sont présentés comme les porteurs d’une pathologie morale. Or, on ne débat pas avec une pathologie, on la guérit. On ne lui donne surtout pas droit de parole non plus.
Paradoxalement, on ne le remarque pas assez, mais ce sont ceux qui se réclament des «droits de la personne» et de la «tolérance» qui en appellent de plus en plus à la censure des propos qui contredisent le multiculturalisme dominant. On trouve même des intellectuels pour en appeler au retour légal ou administratif de la censure et au contrôle de l’information dans les médias, comme on l’a vu au moment de la commission Bouchard-Taylor. Autrement dit, la liberté d’expression est menacée par ceux qui prétendent la protéger.»


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