Que les temps ont changé depuis les jours où les jeunes adolescentes séduisaient leurs prétendants avec leurs «voiles qui volaient au vent». Au-delà de notre rapport à la religion et à l'identité, c'est toute notre conception du corps (particulièrement celui de la femme) et de la manière avec laquelle il est représenté et diffusé dans l'espace public qui a changé depuis la Révolution tranquille.
Les femmes voilées qui faisaient rêver autrefois les chansonniers du terroir incarnent aujourd'hui une altérité extrême. Une altérité si loin de nous qu'il nous est devenu presque impossible de mettre de côté nos préjugés pour entrer dans le monde de nos concitoyennes et tenter de comprendre pourquoi elles portent le voile en public.
«Il n'y a rien à comprendre», répliqueraient sans doute les chroniqueurs, les commentateurs et les autres pseudo-experts des sociétés contemporaines. «C'est parce qu'elles sont victimes de leur religion qu'elles le portent!», disent-ils. Or le port du voile, et sa visibilité qui déstabilise tant, a dans les faits très peu à voir avec la religion. Le voile, faut-il encore le rappeler, n'a pas été inventé par l'islam. Il fait partie de bon nombre de costumes patrimoniaux à caractère non religieux tant dans les sociétés occidentales que non occidentales.
La question qu'il faut plutôt se poser est la suivante: pourquoi met-on en relief la religion et non l'espace public dans le débat relatif à la place de la religion dans l'espace public? Pourquoi a-t-on sacralisé l'espace public à un point tel que nous voulons l'épurer de toute présence perturbant sa sérénité? Est-ce vraiment au nom de la laïcité, ce nouveau cheval de bataille des missionnaires de l'identité québécoise, que nous sermonnons les musulmanes qui osent se voiler en public? Où est-ce parce qu'elles remettent en question notre conception aseptisée de l'espace public et qu'elles nous forcent à reconsidérer la culte du corps qui prévaut aujourd'hui?
Le corps sur la ligne de feu
Dans les sociétés occidentales contemporaines, l'espace privé n'existe pour ainsi dire quasiment plus. Les individus qui ne réussissent pas à s'imposer dans l'espace public, notamment sur le marché du travail, sont marginalisés. Leur contribution à la société n'est simplement pas reconnue (par exemple les mamans qui restent à la maison pour élever leurs enfants). L'espace privé a été tellement dévalorisé que la reconnaissance sociale se fait de plus en plus uniquement à travers la mise en scène de l'individualité. Vous n'avez pas de cellulaire? Ermite! Vous refusez de partager vos opinions? Hypocrite! Vous ne vous entendez pas avec votre voisin juif? Ne réglez surtout pas le conflit entre vous! Établissons en vitesse une consultation publique! Vous refusez de nous exposer vos cheveux? Extrémiste!
Dans la course vers la «mise en public» de la vie privée, le corps que nous habitons en tant qu'individus est aussitôt placé sur la ligne de feu. Il devient une commodité, non seulement pour les entrepreneurs qui veulent vendre leurs produits, mais aussi pour les individus eux-mêmes qui s'en servent comme moyen pour augmenter leur capital social. L'émancipation de l'individu passe ainsi par l'émancipation du corps et par son exhibition au public. La chose est différente si, par malheur, l'individu n'a pas le «bon» corps. Les conséquences négatives du corps imparfait deviennent particulièrement dévastatrices lorsqu'elles sont projetées dans l'espace public. C'est ainsi que l'obésité a été transformée de condition physique en une maladie contagieuse. Ne vous promenez surtout pas avec des gens obèses, vous risquez de le devenir vous aussi et de saboter ainsi non seulement votre santé physique, mais votre santé mentale, votre vie sociale, et votre carrière!
Il importe peu de savoir si l'individu prisonnier de ce corps «inadéquat» est, en privé, une personne intelligente; si elle a une belle personnalité; si elle a un imaginaire riche et complexe. Dans une société où l'espace privé a disparu, ce que nous sommes comme individus et ce que nous faisons en privé n'a plus aucune valeur.
Culte de la sphère privée
Or ce n'est pas le cas ailleurs. L'espace privé dans plusieurs pays et cultures, y compris le monde arabo-musulman, est non seulement valorisé, mais il constitue l'espace le plus important dans la vie sociale des groupes et des individus. C'est l'espace où la famille et les amis se réunissent pour les grands événements de leur vie. On fête à la maison et non dans un restaurant chic. On déjeune à la table à dîner et non au bistro à midi. C'est dans cet espace privé éclatant de vie que les individus révèlent leur corps et leur individualité, comme une confidence dite aux amis et aimés qui les ont suivis dans leur cheminement depuis l'enfance jusqu'à la vie adulte. L'identité ne se dit pas seulement dans un espace public qui est souvent insensible, anonyme, porté à réduire et à juger les individus, quitte à les forcer à entrer dans le moule collectif. Et qui sont les maîtres et les voix d'autorité dans cet espace profondément intime, humain et autour duquel tourne la vie sociale? Les femmes.
Dans les pays où le corps relève du domaine de l'espace privé, les vêtements et leurs accessoires (comme le voile) ont une fonction identitaire et sociale extrêmement importante. Ils permettent la transposition de l'espace privé dans l'espace public sans affaiblir l'intégrité du premier, et sans exclure les individus du second.
Pour les musulmanes pratiquantes, le voile s'inscrit dans la perspective d'une valorisation de l'espace privé, d'une réappropriation de leur corps et d'une subversion d'une certaine idéologie qui veut le transformer en une commodité publique -- une idéologie qui commence à s'enraciner tranquillement dans le monde arabo-musulman aussi. Ainsi, si le port du voile découle d'une tentative de «retour aux sources», il ne peut être réduit à une «régression» à la religion, pas plus qu'à un rejet de l'Occident.
En fait, dans les pays arabes, comme en Égypte par exemple, la classe moyenne, notamment les femmes scolarisées et urbanisées qui sont sur le marché du travail (cf. les recherches de l'anthropologue arabo-américaine Lila Abu-Lughod), s'est réapproprié le voile et l'a individualisé. Le voile est de plus en plus le symbole d'une individualité et d'une bourgeoisie alternatives à celles que propose l'Occident, mais qui sont issues, en revanche, d'une modernité qui s'apparente, sur les plans économique et politique, à celle de l'Occident.
Dans la vaste majorité des cas, c'est dans cette perspective d'un féminisme et d'une féminité cosmopolites, mais ancrés dans une histoire et une sexualité qui sont les leurs, tout en étant en harmonie avec leur entourage pluraliste, que les Québécoises musulmanes, particulièrement les jeunes, portent le voile.
Le voile décliné de maintes façons
Il y a autant de façons de porter le voile qu'il y a de façons d'être québécois ou musulmans. Les jeunes musulmanes occidentales ont démontré une grande créativité dans leur manière de s'habiller et de concilier occidentalité et islamité.
Cet aspect du port du voile, s'il est compris, peut servir de lieu de médiation et de négociation dans des situations de conflit culturel au Québec. Or il est souvent négligé dans les discours féministes où l'espace privé est souvent dévalorisé, ce qui contribue, paradoxalement, à la marginalisation de la femme qui n'entre pas dans le modèle féministe occidental.
En ce qui concerne le débat sur les accommodements, en associant le voile à une dérive islamiste qui ne peut aboutir qu'au port de la burka (qui en passant n'a rien à voir avec l'islam), on s'appuie sur un grand nombre de réductions, de préjugés, sur une méconnaissance totale des dynamiques socioculturelles de l'islam dans le monde arabe et en Occident aujourd'hui.
En ostracisant aussi des femmes qui continuent à porter le voile et en les traitant de femmes soumises ou sans volonté, nous risquons de passer à côté d'une réflexion critique sur notre conception de l'espace public. Nous risquons aussi de marginaliser l'espace privé, le lieu où les femmes, musulmanes ou non, continuent à exercer leur pouvoir; le lieu où elles continuent à contribuer à la société sans que cela les empêchent d'avoir des carrières et d'être présentes dans l'espace publique.
Il est difficile d'imaginer que le voile tant décrié aujourd'hui a déjà rimé dans les chansons du terroir avec la beauté des femmes et leur sensualité. Il est de plus en plus difficile d'imaginer un voile qui plane librement dans le vent, tant il est associé aujourd'hui à l'oppression de nos compatriotes musulmanes.
Et pourtant, il n'y a pas si longtemps, les chansonniers entonnaient joyeusement: «C'était une jeune fille qui n'avait pas quinze ans / Elle s'était endormie au pied d'un rosier blanc / Son voil' qui volait qui volait, son voil' qui volait au vent ...
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Émilie Joly-Couture, Anthropologue
Son voile qui volait au vent
Par Émilie Joly-Couture, Anthropologue
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