Suivrais-je le traitement du Dr Raoult, si je tombais malade?

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« Disons-le clairement : Emmanuel Macron et son équipe ne sont pas à la hauteur de la crise. »


 

 



Messie, antéchrist de la médecine, le Dr Raoult n’a pas fini de faire parler de lui. Mais le temps presse, les morts s’entassent, Aurélien Marq fait le point sur ce personnage.




Il est dangereux, doublement dangereux, de confondre validation scientifique et prise de décision en situation de crise, et désolant de voir des personnes par ailleurs brillantes et rigoureuses peiner à faire cette différence. Les débats – ou plutôt le brouhaha généralisé – entourant les travaux et les propositions du professeur Didier Raoult sur le Covid19 l’illustrent à merveille.


Le Dr Raoult ceci, le Dr Raoult cela…


D’abord une vérité désagréable. L’« étude » du professeur Raoult sur 42 patients, en fait 26, ne mérite pas d’être qualifiée d’étude scientifique. Ses résultats sur le traitement par hydroxychloroquine d’une part, et la combinaison hydroxychloroquine et azythromycine d’autre part, ne sont absolument pas conclusifs. Ce sont des résultats cliniques partiels, certes intéressants et qui justifient des études plus poussées, mais qui ne se suffisent pas à eux-mêmes.



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Une autre : les titres et travaux de Didier Raoult sont impressionnants, mais il est gênant d’entendre répéter partout comme si c’était une garantie absolue, qu’il a beaucoup publié et qu’il est beaucoup cité. La médecine a l’avantage d’être confrontée au réel et à des résultats tangibles, contrairement à d’autres disciplines qui se complaisent dans la théorisation invérifiable, mais enfin des affaires comme le fameux canular du « Sokal au carré » devraient inciter à un minimum de prudence envers l’argument d’autorité de la publication.


Une dernière : le professeur Raoult a manifestement sous-estimé pendant plusieurs semaines la pandémie qui nous frappe. Grave en elle-même, devenue gravissime à cause de notre calamiteuse impréparation (dont le gouvernement actuel n’est pas, et de loin, seul responsable). Et celle-ci prouve, ce dont il faudra se souvenir, que le contraire d’une erreur n’est pas forcément une vérité : plus que les turpides de tel ou tel ministre, nous payons aujourd’hui nos réactions caricaturales à ce qui fut perçu comme du gaspillage au moment du H1N1.


En période de crise, les cartes sont rebattues 


Pour autant. Ce n’est un secret pour personne, nous sommes en crise. Il s’agit par définition – κρίσις signifie séparation, décision – d’un moment où il est nécessaire de décider. Décider maintenant. Décider dans l’urgence et dans l’incertitude, en ne disposant que d’informations partielles, souvent insuffisamment vérifiées, sans visibilité satisfaisante sur les conséquences probables des décisions que l’on envisage. Et décider d’attendre d’en savoir plus avant de décider, c’est déjà décider. Bienvenue au PC de crise.


Dans une démarche scientifique, dans un laboratoire, l’intuition et l’instinct sont de formidables outils pour élaborer des hypothèses, pour tester, pour suggérer des pistes d’innovations, mais n’ont absolument pas valeur de preuve. Et c’est très bien comme ça ! « C’est vrai parce que je sens que c’est vrai » ne démontre rigoureusement rien, à part le manque de rigueur de quiconque voudrait en faire une démonstration.


Mais dans un PC de crise, l’intuition et l’instinct ne servent pas seulement à imaginer des solutions ou à anticiper des problèmes qui pourraient survenir, mais aussi à décider. Ce sont des outils d’aide à la décision, et même bien souvent des outils majeurs d’aide à la décision. Ils ne remplacent pas la réflexion ni l’analyse rationnelle – ce serait catastrophique – mais ils la complètent, et surtout : ils servent à s’orienter dans ce « brouillard de la guerre » où la réflexion et l’analyse rationnelle atteignent leurs limites, et ont le devoir de reconnaître qu’elles les atteignent.


A ce titre d’ailleurs, les scientifiques qui soulignent l’insuffisance des travaux actuels pour affirmer l’efficacité (ou l’inefficacité) des traitements proposés par le professeur Raoult ont parfaitement raison, et c’est leur devoir de dire « nous ne savons pas ». Dans un PC de crise, un expert incapable d’identifier les limites de son expertise, incapable de sentir le passage de son domaine de compétence au domaine de l’incertitude, un expert qui dirait « je vous garantis que tout va se passer comme ceci ou comme cela » alors qu’il n’en sait rien, est un danger.


Du danger de tous les côtés


Cependant, un expert qui tenterait de paralyser toute décision sous prétexte que « nous ne savons pas » serait tout aussi dangereux, si ce n’est encore plus. Il doit mettre en garde sur les risques, mais il doit accepter de passer le relais à l’intuition, à l’instinct, au flair, aux tripes. Accepter de passer le relais au décideur, que ce dernier soit chirurgien en pleine opération qui part en vrille, chef militaire au combat, diplomate au cœur d’une négociation qui ne tourne pas comme prévu, ou préfet, ministre ou président en salle de crise.


Il y a des risques ? Mais décider c’est justement prendre des risques ! Pour valider un processus éprouvé et certifié par le consensus des experts il n’y a pas besoin de décideurs, il n’y a pas besoin de chefs. Décider, c’est prendre le risque de se tromper. Tout le monde peut se tromper. Tous les chefs se trompent, à un moment ou à un autre. Illustration qui en vaut bien une autre, l’histoire ne connaît que trois chefs de guerre invaincus : Alexandre le Grand, Khalid ibn al-Walid, Gengis Khan. Nos chefs et notre gouvernement, vous et moi, nous ne sommes pas Alexandre. Tôt ou tard, nous prendrons une mauvaise décision. Mais ne pas décider serait encore pire !


Les experts, les « sachants » sont indispensables : ils donnent des bases solides à partir desquelles se lancer vers l’incertain. Mais ils ne sont pas l’alpha et l’omega de la prise de décision – et on note, au passage, l’absurdité intrinsèque de toute technocratie, de toute tentation d’un « gouvernement d’experts » qui ferait l’impasse sur l’exigence, la responsabilité et les risques de la politique au sens noble du terme.


Il y a une chose fondamentale qui ne relève d’aucune expertise savante, d’aucun protocole de validation, d’aucune reproductibilité scientifique, même si – ne l’oublions pas non plus – cela se travaille, et demande un intense travail de préparation : savoir accueillir la chance, savoir ressentir puis saisir le καιρός, le moment opportun. Alea jacta est, et Napoléon avant de les promouvoir demandait à ses généraux s’ils avaient de la chance.


Et parfois cela suppose aussi de savoir attendre, contre l’avis de tous : alors que ses généraux le pressaient d’attaquer immédiatement, pendant la nuit, Alexandre choisit d’attendre le lever du jour pour affronter l’armée de Darius – et ce fut la victoire de Gaugamèles, qui changea à jamais le cours de l’Histoire.


 

Qu’en est-il du professeur Raoult ?


Je n’ai pas l’expertise nécessaire pour juger de sa compétence, et les avis de personnes présentées comme des experts se contredisent (sans même parler du parti-pris manifeste et des conflits d’intérêts de certains). Je ne l’ai jamais rencontré, ce qui limite considérablement le recours à l’intuition : le pari de la confiance est une chose fort différente lorsqu’il s’agit de faire confiance à quelqu’un que l’on a près de soi, avec qui on peut discuter, que l’on a pu observer dans des situations de crise antérieures, et lorsqu’il s’agirait de faire confiance à quelqu’un dont on ne connaît qu’un personnage public et une soudaine aura. Pour un authentique génie iconoclaste, combien de médiocres bouffis d’arrogance prenant la posture du talent incompris alors qu’ils ne sont qu’incompétents ?


Je ne cache pas que j’ai envers Didier Raoult un a priori positif. Comme beaucoup, j’ai regardé ces derniers jours son interview par Patrick Cohen, et j’ai eu l’impression de revoir une fameuse scène avec Cohen dans le rôle du vicomte de Valvert et Raoult dans celui de Cyrano – et ce n’était pas qu’une question de barbe et de coiffure. D’ailleurs, si Patrick Cohen est Valvert, je laisse chacun se demander quel est le De Guiche qu’il courtise….



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Oui, la fameuse « étude » n’en est pas une, elle n’est qu’un compte-rende clinique encourageant : ce n’est pas rien, mais ce n’est pas la même chose. Et cependant. Admettons que Didier Raoult n’ait comme argument que son intuition, son instinct, cet ineffable sixième sens nourri par l’expérience, une incontestable dose de talent et une tout aussi incontestable dose d’orgueil. Car sans cette dose d’orgueil on ne franchit ni le Rubicon ni le pont d’Arcole – certes, on échappe alors aux ires de Mars et à Waterloo, mais on ne bâtit pas non plus d’empire. L’humilité d’accueillir l’intuition, l’orgueil de se sentir capable d’agir. Admettons, donc, que Didier Raoult n’ait que son intuition. Que vaut l’intuition d’un tel homme ?


Dans la déclaration qu’il a publiée avec d’autres membres de son équipe, ils évoquent le devoir que leur impose le serment d’Hippocrate. Le devoir d’agir. Force et faiblesse de cette position : à cet instant précis, ils ont cessé de se comporter en scientifiques pour agir en décideurs. Faut-il le leur reprocher ? Non ! Un médecin est toujours les deux à la fois, son expertise scientifique nourrit ses décisions, et son devoir de décider ancre son savoir dans le réel. « Primum non nocere » est un garde-fou contre l’excès d’orgueil, non une excuse pour la passivité complice. « Il faut agir en homme de pensée, et penser en homme d’action » disait Bergson.


Faut-il adopter collectivement le traitement que propose le professeur Raoult ? Je n’en sais rien, et j’ai bien l’impression qu’à l’instant où j’écris ces lignes personne n’en sait rien. Nous ne sommes plus dans le domaine du savoir scientifique testé et validé, mais du brouillard de la guerre, Emmanuel Macron a bien dit que nous sommes en guerre. Faut-il franchir le Rubicon ? Faut-il s’élancer sur le pont d’Arcole ? Ou faut-il attendre le matin à Gaugamèles ? Personne ne le sait, mais on peut peut-être le sentir – en sachant que l’on risque de se tromper.


Ce que je sais, néanmoins, c’est que les réanimations sont saturées, et qu’il va sans doute falloir choisir qui on intube et qui on n’intube pas, donc qui on laisse mourir. Ce que je sais, c’est que si un de mes proches contractait le Covid-19, je contacterais un ami médecin qui lutte depuis le début contre cette épidémie, avec qui j’ai déjà été en salle de crise, que j’ai déjà vu dans l’action, et je lui demanderais son avis. Et si je sentais cet ami pessimiste, ou même si je ne le sentais pas optimiste, alors sans hésiter je donnerais à un proche malade le traitement de Didier Raoult. En sachant que je me trompe peut-être.


Et si je suis en position de décider pour d’autres, s’il est de ma responsabilité de décider pour d’autres, je réagirai de la même façon. En sachant que je me trompe peut-être, et que je cours le risque de mettre des gens en danger sans autre raison profonde, si ça se trouve, que le biais cognitif plus ou moins conscient de mon admiration pour Cyrano. C’est absurde, mais il faut bien décider. Bienvenue au PC de crise.


Ce que je sais aussi, c’est que je ne reprocherais ni à Emmanuel Macron, ni à Olivier Véran de ne pas partager mon intuition. Je leur reproche et je continuerai à leur reprocher de nombreuses choses, l’impréparation manifeste, le déni de réalité, les mensonges, l’incohérence, mais je ne leur reprocherais pas celle-là. Une intuition n’est justement pas une expertise dont on peut se prévaloir, mais une chose intensément personnelle, et dans de telles circonstances peut-être aussi intense et aussi personnelle que de tomber amoureux « parce que c’est elle ».


Disons-le clairement : Emmanuel Macron et son équipe ne sont pas à la hauteur de la crise. Ils devront impérativement rendre des comptes, et le plus tôt sera le mieux. Mais nous ne sommes pas en droit d’exiger qu’ils soient infaillibles.


En revanche, ce que nous sommes en droit d’exiger, ce que nous avons le devoir d’exiger, c’est qu’ils assument enfin leurs responsabilités. Qu’ils cessent de se comporter en responsables marketing obsédés par leur image, et plus soucieux de se protéger des accusations futures que de protéger leur peuple de l’épidémie. Que le président arrête de parler de guerre pendant qu’il laisse démunis ceux qui montent au front. Alexandre, César et Napoléon avaient ceci en commun, qu’Emmanuel Macron n’a pas : ils étaient aux côtés de leurs troupes, et pas seulement le temps d’un coup de com’. Qu’il reconnaisse ses erreurs et celles de ses équipes, voire – sursaut de dignité – qu’il reconnaisse leurs fautes, comme d’avoir prétendu à des multiples reprises et contre toute évidence, contre la science aussi bien que contre l’intuition et le bon sens, que les masques de protection ne servaient à rien. L’union sacrée et la confiance ne se décrètent pas, elles se méritent. On en est loin.


Je ne sais pas si le professeur Raoult est un génie, je ne sais pas ce qu’il vaut vraiment comme scientifique, et je ne sais pas du tout ce que vaut son traitement du Covid-19 à base d’hydroxychloroquine et d’azithromycine. Je ne sais pas si sa décision du 22 mars de pratiquer massivement des tests et de proposer son traitement dès le dépistage est la bonne au plan médical. Mais je sais que c’est là une décision de chef, et je suis convaincu que c’est pour cela qu’il soulève un tel enthousiasme, au point de provoquer un emballement irrationnel : parce qu’il se comporte de la manière dont nous aimerions que le chef de l’État se comporte. Parce qu’il a réfléchi et qu’ensuite il décide, il agit et il assume.


Nous n’avons pas à exiger d’Emmanuel Macron qu’il tranche le débat scientifique entre Didier Raoult et ses contradicteurs, ce n’est pas son rôle. Mais nous avons le droit et le devoir d’exiger de lui qu’à défaut d’avoir ses compétences médicales, il s’inspire au moins de ses qualités de chef – y compris si c’est pour prendre, in fine, des décisions différentes.