Jean-Philippe Garneau, professeur d’histoire, Université du Québec à Montréal
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Les récents communiqués du Canadien de Montréal et du Parti libéral du Québec donnent une ampleur nouvelle à cette idée que Montréal et sa région auraient usurpé un territoire « non cédé » (territoire des Mohawks, apprend-on de surcroît).
Plusieurs ont rappelé que ce groupe iroquois, historiquement établi dans l’État de New York actuel, n’avait pas occupé durablement le territoire montréalais au moment de l’établissement des colons français.
Ce n’est pas le fait le plus troublant de cette nouvelle vulgate canadienne, à mon avis. Je crois qu’il est temps de réfléchir de manière historique et de montrer que cette idée de « territoire non cédé » est le plus pur produit du colonialisme britannique. Car c’est bien ce principe de « cession » du territoire qui a servi à déposséder les Autochtones, tant aux États-Unis qu’au Canada (et ailleurs en Australie). Or, il est évident que, dans le contexte politique actuel, cette vieille fourberie coloniale sert aussi à délégitimer les prétentions politiques québécoises. Retour très bref sur un parcours historique apparemment (très) mal connu.
Alliances
On peut affirmer que, de manière générale, la colonisation anglaise s’est distinguée des autres processus d’appropriation par sa logique propriétaire d’achat du territoire. En comparaison, à partir du début du XVIIe siècle, les Français s’installent sur les rives du Saint-Laurent grâce à une logique d’alliance commerciale et militaire avec un certain nombre de peuples autochtones.
Les travaux sont assez d’accord sur ce point : nulle conquête, nul achat de territoire, mais une cohabitation qui repose sur une approbation des Autochtones alliés des Français.
Cette alliance est fragile et oppose les puissantes nations de la ligue iroquoise (État de New York). Mais cette dernière ne revendique pas le territoire occupé par les Français et en veut plutôt aux alliés autochtones de ces derniers, établis autour des lacs Ontario et Érié : les Iroquois parviennent même, avec l’aide des Hollandais, à détruire cette alliance au milieu du XVIIe siècle. Malgré ce coup dur, et avec l’appui notable de certaines nations comme les Outaouais, les Français reconstruisent une alliance encore plus étendue, quoique tout aussi fragile. La Grande Paix de Montréal de 1701 réunit plus de 30 de ces nations, dont quelques représentants de la ligue iroquoise.
La Charte canadienne de 1982 et les tribunaux n’ont pas retenu ce traité d’alliance. Celui-ci aménageait pourtant une vision du territoire où les colons français occupaient à bon droit la vallée laurentienne, ce que semblent confirmer les quelques enclaves de domiciliés autochtones (les villages de la région de Québec, Trois-Rivières et Montréal).
Cessions de territoire
Du côté du colonisateur britannique, la cession de territoire s’impose rapidement comme l’un des outils les plus redoutables de dépossession, facilitant ici ou là l’établissement de colonies de peuplement. D’autres formes de tractations sont également utilisées. Des traités de paix et d’amitié jalonnent ainsi l’histoire coloniale des Treize Colonies à la suite de guerres anglo-autochtones (contre les Abénaquis, notamment).
Puis, la victoire britannique sur les Français (1760) donne l’occasion au conquérant de pacifier bon nombre de nations autochtones établies dans l’intérieur du continent, non sans difficulté (guerre de Pontiac). C’est dans ce contexte que la fameuse proclamation royale de 1763 décrète que ce vaste territoire intérieur ou périphérique est réservé aux Autochtones, selon le bon plaisir des Britanniques. La proclamation constitue la pierre angulaire de la politique d’achats du nouveau souverain.
Accédant à l’indépendance en 1783, les États-Unis deviennent désormais maîtres de leur politique « indienne ». Mais, en gros, les procédés mis en œuvre pour mener à bien l’appropriation du territoire autochtone n’ont pas différé fondamentalement au sud comme au nord de la nouvelle frontière britanno-américaine : des cessions de territoire, accompagnées parfois d’affrontements sanglants, dépossèdent progressivement les nations autochtones du continent.
Politique raciste
Que ce soit les tractations avec les Mississaugués du lac Ontario à partir des années 1780, celles des années 1850 dans le nord de l’Ontario (traités Robinson) ou encore les traités « numérotés » du Nord-Ouest canadien après 1869, c’est presque tout l’espace canadien, entre le Québec et la Colombie-Britannique, qui est acheté progressivement par les Britanniques et leur successeur, le gouvernement fédéral canadien. La nature inique de ces « traités » ou « cessions » de territoire est bien connue.
Les travaux ont abondamment souligné la contrepartie ridicule offerte par le colonisateur qui, malgré « l’honneur de la Couronne », ne semble pas trop se soucier de sa duplicité (manquements multiples aux engagements pris envers la plupart des groupes autochtones).
S’ajoute à ce processus de dépossession la nouvelle vision « civilisatrice » du XIXe siècle : il s’agit de régler le « problème » autochtone en transformant ces « barbares ». Le Canada de Macdonald (il n’est pas le seul) a repris et systématisé cette politique raciste dont les effets s’apparentent à un véritable génocide (culturel) dès la fin du XIXe siècle (système des réserves et généralisation des pensionnats).
En somme, dire que Montréal est un territoire mohawk non cédé, c’est bien plus que cautionner une lecture erronée de l’histoire généralement acceptée. C’est surtout faire appel au relent nauséabond du colonialisme britannique et de la politique génocidaire canadienne. Mais sa version 2.0 semble bien reposer sur un autre objectif : déposséder cette fois le Québec de sa légitimité politique sur le territoire…
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