par Henri Pasternak
Article paru dans L’Arche n°604 (août-septembre 2008).
Numéro spécimen sur demande à info@arche-mag.com.
(Reproduction autorisée sur internet, avec les mentions ci-dessus.)
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Début juillet 2008, au moment où le dessinateur Siné faisait scandale en établissant un lien entre le fils de Nicolas Sarkozy, la religion juive et l’argent, un autre amalgame de ce genre passait totalement inaperçu. L’auteur, pourtant, n’est pas moins connu que Siné: il s’agit du journaliste conspirationniste Thierry Meyssan. Son article est intitulé «Opération Sarkozy: comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française».
Ce texte n’a pas encore eu, chez nous, les honneurs de la presse écrite. Mais il circule sur internet en diverses langues: français, anglais, espagnol, allemand, portugais, italien, russe… Et il sert déjà de «référence» à des auteurs de tout poil, depuis les polémistes européens ou nord-américains d’extrême droite et d’extrême gauche, jusqu’à la presse latino-américaine d’inspiration castriste et chavézienne.
L’article est long et verbeux, mais son argument, comme nous le verrons, tient en quelques mots: Nicolas Sarkozy est l’agent d’une puissance occulte associant les États-Unis et Israël, les Juifs et la CIA.
Dans cet article – paru d’abord sur le site de Thierry Meyssan, Voltairenet.org – on apprend que le président de la République française est un agent des services secrets américains, lesquels l’ont recruté, dans sa prime jeunesse, à travers… le deuxième mari de la deuxième femme de son père.
Nous n’entrerons pas dans le détail des machinations décrites par M. Meyssan, un homme qui s’est fait une spécialité de nier les attentats du 11-Septembre et à qui Fiammetta Venner a consacré une biographie significativement intitulée L’effroyable imposteur (Grasset, 2005). Ce qui nous retiendra ici, c’est un phénomène déjà relevé par divers observateurs qui ne sont pas nécessairement des amis politiques du chef de l’État: la part de l’antisémitisme dans un certain discours «anti-Sarkozy». Car l’obsession antijuive est omniprésente dans l’article de Thierry Meyssan.
S’ensuit-il que toute critique de Nicolas Sarkozy serait suspecte d’antisémitisme? Certes pas. Même si le président de la République était juif (il ne l’est pas), chacun aurait le droit de se prononcer sur sa politique, voire sur sa personne, sans risquer aucun soupçon de cet ordre. Il demeure qu’un certain discours (nous soulignons bien: un certain discours) anti-sarkoziste s’alimente directement aux fantasmes antisémites, et qu’à son tour ce discours entretient et diffuse ces fantasmes.
Le dessinateur Siné, quand il s’en prenait au fils de Nicolas Sarkozy en des termes pour le moins douteux, dans l’article qui lui valut son renvoi de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, n’avait pas connaissance de l’article de Thierry Meyssan. Mais aucun de ces deux textes n’est apparu ex nihilo. Tous deux relèvent d’un discours qui circule depuis quelque temps déjà, dans les milieux les plus divers. Et qui n’en a sans doute pas fini de circuler.
S’agissant de Thierry Meyssan, le phénomène est d’autant plus intéressant à observer que l’intéressé s’est longtemps efforcé de maintenir une distance entre ses thèses conspirationnistes et le discours antisémite. Certes, une crise interne dans le Réseau Voltaire – l’association, devenue officine, dont il est le fondateur – avait jadis fait apparaître des accusations d’antisémitisme de la part d’anciens adhérents. Mais, lorsqu’il s’est lancé dans l’industrie conspirationniste associée aux attentats du 11-Septembre, M. Meyssan a veillé à ne pas reprendre à son compte les accusations antijuives qui avaient fleuri très tôt dans la mouvance «11-Septembriste», tant dans les milieux de l’extrême droite classique que dans les milieux spécifiquement «antisionistes».
Dans ses premières divagations sur le prétendu complot du 11-Septembre, M. Meyssan n’avait accusé que le gouvernement Bush et d’autres forces obscures qui, selon lui, dirigent les États-Unis. Cependant, il est une règle empirique selon laquelle tout conspirationnisme, quelle que soit son inspiration initiale, finit tôt ou tard – souvent, assez tôt – par verser dans l’antisémitisme. M. Meyssan n’a pas dérogé à la règle.
On se souvient de ses accointances avec divers organes exotiques, qui avaient donné naissance en novembre 2005 à une rencontre où, sous la dénomination «Axis for Peace», trônaient des personnalités telles que l’ex-humoriste Dieudonné et un fort contingent d’adeptes de la secte d’extrême droite dirigée par l’Américain Lyndon LaRouche. On se souvient aussi de son voyage au Liban en 2006, aux côtés de Dieudonné (encore lui) et de plusieurs militants d’extrême droite. On se souvient enfin du livre délirant qu’il a publié en mai 2007, où il expliquait la guerre qui opposa Israël au Hezbollah à l’été 2006 par une conspiration du «sionisme» et de l’Empire américain. Jamais, cependant, Thierry Meyssan n’était allé aussi loin dans l’invocation explicite du signifiant «juif» pour rendre compte de l’une de ces conspirations dont il a le secret.
L’article «Opération Sarkozy…» a d’abord été publié, le 10 juillet 2008, sur le site internet du Réseau Voltaire. Puis il en a disparu, du moins dans sa version française. On l’a vu alors circuler sur divers sites d’extrême gauche et d’extrême droite.
Durant cette période, la paternité du texte a été mise en doute par certains des adeptes habituels de M. Meyssan, tant le facteur «juif» y était visible. Des commentateurs de la mouvance conspirationniste ont émis l’hypothèse que le véritable auteur du texte était Emmanuel Ratier, un prolifique journaliste d’extrême droite spécialisé dans la dénonciation du péril juif. (Ces mêmes commentateurs conspirationnistes ne se démarquaient pas pour autant du contenu de l’article ; ils étaient gênés par la crudité des références juives, au lieu du codage «sioniste» qui est généralement de mise.)
Et soudain, le 19 juillet, l’article est revenu sur le site du Réseau Voltaire, avec quelques petites «rectifications» dont nous parlerons plus loin. L’article était suivi du bref avis que voici:
«Les informations contenues dans cet article ont été présentées par Thierry Meyssan lors de la table ronde de clôture de l’Eurasian Media Forum (Kazakhstan, 25 avril 2008) consacrée à la peopolisation et au glamour en politique.
L’intérêt suscité par ces informations a conduit l’auteur à rédiger le présent article qui a été publié par Profile, le principal news magazine russe actuel.
Plusieurs versions et traductions non autorisées de cet article ont été diffusées alors que le site du Réseau Voltaire était hors service. Nous vous prions de considérer le présent article comme le seul valide.»
En désavouant les «versions et traductions non autorisées de cet article», M. Meyssan espérait se distancier des passages outrancièrement antisémites qui y figuraient, et qu’il avait masqués dans la version finale datée du 19 juillet. Hélas, comme dit Corneille, «il faut bonne mémoire après qu’on a menti». M. Meyssan avait oublié qu’une version espagnole de son texte, datée du 10 juillet, publiée tout à fait officiellement sur le site du Réseau Voltaire, contenait les «dérapages» antijuifs hâtivement gommés entre le 10 juillet et le 19 juillet. Cette version espagnole fut elle aussi retouchée, mais trop tard (il en va de même pour la version portugaise). Nous en reproduisons ci-dessus quelques passages, rigoureusement identiques à ceux des «versions et traductions non autorisées».
Mais à chaque chose son temps. Lisons l’article «Opération Sarkozy: comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française». Nous ne retiendrons pas les péripéties du récit inventé par M. Meyssan, car elles relèvent d’un genre (le conspirationnisme) qui n’est amusant qu’à faible dose. L’obsession antijuive, cependant, saute aux yeux.
Si les mille détails du récit ressemblent à autant de lièvres fous dans une garenne, deux facteurs le structurent fortement: l’Empire américain, représenté notamment par la CIA, et les Juifs, représentés notamment par les Rothschild. Et puisque, nous est-il dit en introduction au texte, «Thierry Meyssan a décidé d’écrire la vérité sur les origines du président de la République française», ces deux facteurs sont omniprésents.
Au terme du récit, on n’a pas appris grand-chose sur Nicolas Sarkozy, ni sur les États-Unis, ni sur les Juifs, mais on est édifié sur ce qui se passe dans la tête de Thierry Meyssan.
La question posée par Thierry Meyssan peut se résumer ainsi: comment Nicolas Sarkozy, «un homme en qui tous s’accordent aujourd’hui à voir l’agent des États-Unis et d’Israël», a-t-il pu accéder à la présidence? Réponse: il y a du complot là-dessous. Et cela remonte loin dans le temps.
Ainsi, voici comment Georges Pompidou est devenu, en 1962, le premier ministre du général de Gaulle: «Conscient qu’il ne peut défier les Anglo-Saxons sur tous les terrains à la fois, De Gaulle s’allie à la famille Rothschild. Il choisit comme premier ministre le fondé de pouvoir de la Banque, Georges Pompidou.» L’axe «américano-sioniste» est déjà là: Pompidou représente les Rothschild, qui représentent les Juifs, qui ont partie liée avec les États-Unis.
Peu importe que Georges Pompidou soit entré dans l’entourage du général de Gaulle dès la Libération, qu’il n’ait passé que quelques années à la banque Rothschild, et que le général de Gaulle en ait fait son directeur de cabinet en 1958, c’est-à-dire quatre ans avant sa nomination au poste de premier ministre. L’«enquêteur» Meyssan n’a même pas pris la peine de vérifier ces faits pourtant élémentaires. Car présenter la nomination de Pompidou en 1962 comme le fruit d’une «alliance» entre de Gaulle et «la famille Rothschild», c’est conforter le mythe de la toute-puissance juive, d’autant que cette «alliance» est censée s’inscrire dans le jeu des relations entre le général et «les Anglo-Saxons».
Quant à la raison profonde pour laquelle le nom de Pompidou était essentiel à ce point du récit, elle tombe sous le sens. Georges Pompidou a pour bras droit Édouard Balladur, lequel aura pour bras droit Nicolas Sarkozy. La piste de l’agent placé par les Juifs au sein du pouvoir gaullien conduit donc, tout droit, à Nicolas Sarkozy.
Dira-t-on que le mot «juif» n’a pas été prononcé? Il ne faut pas attendre longtemps. Car voici l’arbre généalogique de Nicolas Sarkozy, selon Thierry Meyssan. «Né en 1955, il est le fils d’un noble catholique hongrois, Pal Sarkösy de Nagy-Bocsa, réfugié en France après avoir fuit [sic] l’Armée rouge, et d’Andrée Mallah, une roturière juive originaire de Thessalonique.»
Il n’aurait pas fallu trente secondes à un enfant de dix ans, muni d’un ordinateur avec accès à Google, pour savoir que la mère de Nicolas Sarkozy n’est pas une «roturière juive originaire de Thessalonique» mais la fille d’une catholique française et d’un Juif originaire de Thessalonique, lequel a immigré très jeune en France où il s’est converti au christianisme. Mais pourquoi s’encombrer de telles informations? L’important est de faire figurer le mot «Juif». Il est bien là. Et il reviendra sous la plume de M. Meyssan.
Entre-temps, on découvre que Charles Pasqua, lequel – du fait de mille péripéties rocambolesques dont nous vous épargnons le détail – est un personnage clé du complot au centre duquel figure Nicolas Sarkozy, est selon Thierry Meyssan «officier d’honneur du Mossad». Que signifie cette appellation? Rien, sauf pour les obsédés du complot «sioniste».
Car peu après nous apprenons que «Charles Pasqua et avec lui le jeune Nicolas Sarkozy trahissent Jacques Chirac pour se rapprocher du courant Rothschild». Les Sages de Sion sont dans la place. Et Édouard Balladur est évidemment dans le coup.
D’ailleurs, «suivant les instructions de Londres et de Washington, le gouvernement Balladur ouvre les négociations d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN des États d’Europe centrale et orientale, affranchis de la tutelle soviétique». N’oublions pas que l’article de Thierry Meyssan est issu d’une intervention au Kazakhstan, remaniée pour publication en Russie: dans ces milieux, de telles «négociations» étaient – et sont encore – très mal vues…
Nous avons droit ensuite à des «révélations» sur le parti socialiste français, lequel est sous la coupe de «dix mille» trotskistes (pas un de moins) qui sont tous en réalité, à l’image de Lionel Jospin, des agents de la CIA. Puis, s’agissant toujours du parti socialiste, cette information cruciale: «Strauss-Kahn, d’origine juive marocaine, est depuis longtemps sur le payroll des États-Unis».
Là, on se frotte les yeux. Qu’est-ce que cette «origine juive marocaine» vient faire ici? Et on compare les versions. Miracle: sur la version mise en ligne le 19 juillet, Dominique Strauss-Kahn n’est plus juif et n’a plus aucun lien avec le Maroc. Mais la mémoire de l’internet contient la version espagnole publiée, sur son site et sous son logo, par le Réseau Voltaire: là, Dominique Strauss-Kahn est bien «de origen judío-marroquí».
M. Meyssan n’explique pas en quoi la mention de cette «origine» est nécessaire à la compréhension de la vie politique française. Ses lecteurs ont sans doute des réponses.
Nous arrivons maintenant à l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence. C’est à ce moment que le complot va se manifester dans toute sa force. Nicolas Sarkozy, après avoir passé de brèves vacances sur le yacht «de son ami Vincent Bolloré, un milliardaire formé à la Banque Rothschild» (toujours elle), entre en fonctions. Et son pouvoir, nous explique Thierry Meyssan, «s’appuie avant tout sur quatre hommes».
Le premier des quatre est Claude Guéant, «secrétaire général du palais de l’Élysée». Il est simplement défini comme «l’ancien bras droit de Charles Pasqua» – et ce dernier, nous le savons déjà, est «officier d’honneur du Mossad».
Second homme de confiance: «François Pérol, secrétaire général adjoint de l’Élysée. C’est un associé-gérant de la Banque Rothschild.»
Le troisième des hommes de Nicolas Sarkozy est «Jean-David Lévitte, conseiller diplomatique», présenté par Thierry Meyssan comme «fils de l’ancien directeur de l’Agence juive». Une définition cocasse, pour qui a connu le regretté Georges Lévitte ; mais Thierry Meyssan tenait manifestement à placer le mot «juif».
Le quatrième des cavaliers de l’Apocalypse sarkozienne, toujours selon Thierry Meyssan, est «Alain Bauer, l’homme de l’ombre». C’est un «ancien Grand-Maître du Grand Orient de France». Voilà, du moins, ce que dit la version «rectifiée» mise en ligne le 19 juillet. La version originelle est plus complète. Selon elle, Alain Bauer est «petit-fils du Grand rabbin de Lyon, ancien Grand-Maître du Grand Orient de France». Et la version espagnole confirme: «Nieto del Gran Rabino de Lyon». Tout s’explique.
On ne s’arrête pas en si bon chemin. M. Meyssan nous apprend que l’«agent traitant» de Nicolas Sarkozy à la CIA, Frank Wisner Jr., a veillé à faire nommer Bernard Kouchner au ministère des affaires étrangères «avec une double mission prioritaire: l’indépendance du Kosovo et la liquidation de la politique arabe de la France». (Devinette: parmi les «clients» potentiels de M. Meyssan, qui est concerné par l’indépendance du Kosovo, et qui est concerné par la politique arabe de la France?)
Puisque Bernard Kouchner est entré en scène, une brève notice biographique s’impose. Celle de M. Meyssan – du moins dans sa première version, son cri du cœur – commence ainsi: «Kouchner, un Juif d’origine balte». Trente secondes de recherches auraient suffi à l’«enquêteur» Meyssan pour découvrir que Bernard Kouchner est né à Avignon d’un père juif et d’une mère protestante. Pourquoi M. Meyssan tenait-il à faire de lui un «Juif d’origine balte»?
Il est vrai que, d’une version française à l’autre, M. Kouchner a été «déjudaïsé». Mais les versions espagnole et portugaise du Réseau Voltaire ont bonne mémoire: «Kouchner, judío de origen báltico» ou «um judeu de origem báltica».
Le feuilleton «judéo-sioniste» continue. Les vacances américaines de la famille Sarkozy inspirent à Thierry Meyssan le «supplément d’information» que voici: «La facture, cette fois, est payée par Robert F. Agostinelli, un banquier d’affaires italo-new-yorkais, sioniste et néo-conservateur pur sucre qui s’exprime dans Commentary, la revue de l’American Jewish Committee.» On n’en voudra pas à M. Meyssan d’ignorer que Commentary n’est plus la revue de l’American Jewish Committee, et que lorsque M. Agostinelli s’y est «exprimé» c’était dans une lettre de lecteur au sujet d’un article un peu trop pessimiste, selon lui, quant à l’avenir de la société française. L’essentiel est qu’une fois encore, M. Meyssan nous indique la nature de ses obsessions.
Et ce n’est pas fini.
Passons rapidement sur une affirmation grotesque («L’annonce du divorce avec Cécilia est publiée par Libération, le journal de son ami Édouard de Rothschild, pour couvrir les slogans des manifestants un jour de grève générale») et arrêtons-nous sur l’avant-dernière phrase de l’article. Il y est question du mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni: «Cette fois, il choisit comme témoins Mathilde Agostinelli (l’épouse de Robert) et Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur devenu associé-gérant chez Rothschild». L’épouse d’un banquier d’affaires «sioniste» et un «associé-gérant chez Rothschild»: on ne pouvait rêver plus bel assortiment pour caractériser la personne de Nicolas Sarkozy, «un homme en qui tous s’accordent aujourd’hui à voir l’agent des États-Unis et d’Israël».
C’était là, nous l’avons dit, l’avant-dernière phrase de l’article. Voici la phrase suivante, la dernière donc: «Quand les Français auront-ils des yeux pour voir à qui ils ont à faire?».
Il semble que, pour voir qui est M. Meyssan, on n’ait plus besoin de grands éclaircissements.
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