Trop de notes?

Le «français québécois standard»

Un ami éditeur me racontait récemment qu'un écrivain français venait de découvrir la poétesse québécoise [Michèle Lalonde. L'écrivain était, me disait-on, fasciné par l'auteure trop peu connue du célèbre Speak White->11979], une oeuvre bouleversante qu'il vaut peut-être la peine de relire en ces temps de débats linguistiques.
Mais si un écrivain français peut ainsi découvrir l'oeuvre d'une écrivaine québécoise, c'est qu'elle est écrite dans la même langue que la sienne. Certes, la langue de Lalonde exprime un imaginaire propre au Québec. Mais ses règles et son vocabulaire sont, à peu de chose près, les mêmes que l'on retrouverait à Paris, à Bruxelles ou à Dakar. Bref, les écrivains français et québécois écrivent la même langue. Et c'est avec ce même français, mais grâce à leur talent, qu'ils parviennent à exprimer des réalités très différentes. La chose vaut peut-être la peine d'être rappelée en ce lendemain de la Journée internationale de la Francophonie.
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Ce rappel est peut-être d'autant plus nécessaire que l'on vient de voir resurgir au Conseil national du Parti québécois cet étrange ovni linguistique que certains se plaisent à nommer «la langue québécoise standard». La résolution a heureusement été modifiée in extremis, mais parions que la bête, qui rôde depuis longtemps dans les universités, réapparaîtra bientôt comme elle le fait régulièrement depuis deux décennies.
N'est-il pas fascinant qu'à l'époque où l'on se gargarise de mondialisation, le vieux débat sur la langue québécoise renaisse de ses cendres? Or ce débat a été tranché depuis longtemps. Il fut un temps où l'on se demandait si le français parlé au Québec ne finirait pas par former un créole comme il en existe dans les Antilles, par exemple. C'est peut-être la Révolution tranquille qui nous a évité cet écueil qu'avait à une certaine époque redouté Alain Peyrefitte, l'ancien ministre de Charles de Gaulle.
Depuis 30 ans, la norme du français parlé au Québec n'a cessé de se rapprocher de celle qui se pratique en France. C'est vrai pour Michèle Lalonde, mais ce l'est aussi pour le français parlé. Je mets quiconque au défi de trouver beaucoup de différences dans le français que parle Michel Desautel sur la Première Chaîne de Radio-Canada et celui d'une animatrice comme Rebecca Manzoni, qui anime l'émission Eclectik sur France Inter à Paris. Si l'on met de côté l'accent et une certaine musique de la langue, heureusement différents, les deux animateurs parlent et utilisent des règles et un vocabulaire identiques.
Je suis même surpris de voir se répandre au Québec depuis quelques années un certain nombre d'expressions populaires et même d'anglicismes (comme week-end) autrefois réservés à la France. À l'inverse, notre «courriel» n'est peut-être pas largement utilisé, mais il est aujourd'hui compris par presque tous les Français. Et il y a longtemps que les Français se sont familiarisés avec l'accent de Céline Dion. Bref, pour peu qu'on oublie ceux qui s'amusent à «faire populaire», notamment à la télévision, Français et Québécois parlent et comprennent de plus en plus la même langue.
À l'examen des faits, cette lubie de linguistes appelée «langue standard québécoise» ou «français québécois standard» paraît donc bien mince. Qu'elle mérite un dictionnaire spécialisé, pourquoi pas? Mais ce qui agace le plus dans cette idée, c'est qu'elle semble supposer que les Québécois ne seraient pas propriétaires, au même titre que tous les autres francophones, de tous les mots de la langue française.
L'ancien directeur de L'Actualité, Jean Paré, disait de ces linguistes qu'ils s'acharnaient à codifier «une langue qui n'existe pas», une «non-langue qui n'est pratiquée nulle part, par aucun journal, aucun organisme».
Pour certains, comme notre collègue Jean-Benoît Nadeau, ce «français québécois standard» serait une façon de se protéger de «l'influence castratrice du purisme linguistique conservateur» de la métropole parisienne. [C'est la thèse qu'il défend dans son livre intitulé La Grande Aventure de la langue française (Québec Amérique).->10189] Toute l'histoire de la langue française y est racontée de façon à vouer aux gémonies un prétendu «purisme» français attribué à ce pauvre Malesherbe et quelques-uns de ses congénères.
Dans ce livre d'abord écrit pour un public anglophone, puis traduit en français, Nadeau passe pratiquement sous silence l'extraordinaire pression anglaise que subit le français au Québec. Pression qui peut détruire jusqu'à «l'instinct même du mot français», écrivait Gaston Miron. Mais voilà pourtant Nadeau qui s'insurge contre une Académie française dont les Français avaient pratiquement oublié le nom. Pour lui, les Québécois parleraient une langue libérée et créative alors que les Français seraient aux prises avec une langue corsetée et atrophiée.
Le purisme franco-français est un mythe bien entretenu au Québec, où l'on aime bien pourfendre Maurice Druon. Cela flatte l'orgueil. Il y a pourtant parfois au Québec plus de rectitude linguistique qu'en France. Pour des raisons qui se comprennent probablement, j'ai toujours trouvé les Québécois plus obsédés par l'orthographe et la dictée que leurs cousins d'outre-Atlantique.
Mais Nadeau ne s'arrête pas en si bon chemin. Pour mieux nous «libérer» de la langue prétentieuse et élitiste de nos cousins, le voilà qui propose sans sourciller de se débarrasser du passé simple, jugé «trop compliqué». Il en va de même de certains verbes dont la conjugaison serait trop complexe (comme «résoudre», auquel il faudrait préférer «solutionner»), ou de certaines expressions jugées «vieillottes» (comme «auparavant»). Ce n'est plus une langue, c'est une «vente de feu». Comme si on libérait une langue en l'appauvrissant.
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Au fond, cette «langue standard québécoise» n'est probablement que la conséquence de l'évacuation de la littérature, notamment française mais aussi québécoise, dans l'enseignement du français. Évacuer la littérature, c'est refuser d'enseigner le français à partir de ce qu'il a de plus accompli et de plus achevé. Les vrais spécialistes de la langue, ce ne sont pas les linguistes ou les communicateurs, mais les écrivains. Devenu simple moyen de communication, le français n'est plus qu'un banal «outil» auquel on peut retrancher ce qui paraît superflu et par trop difficile.
On dirait l'empereur Joseph II devant L'Enlèvement au sérail: «Trop de notes mon cher Mozart, trop de notes!»
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crioux@ledevoir.com


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