Le chef libéral Justin Trudeau a frappé fort, cette semaine, en annonçant qu’il larguait tous ses sénateurs du caucus libéral. Si ses critiques martèlent que ce premier pan de réforme reste avant tout symbolique, les experts pensent que le point majeur de l’annonce du chef libéral sera davantage la prochaine étape, qui — si elle survient — jettera les bases d’une réforme sans précédent du Sénat.
À la surprise de tous, même des principaux concernés, Justin Trudeau a annoncé mercredi que ses sénateurs ne feront plus partie de l’équipe parlementaire libérale. « Les 32 anciens sénateurs libéraux sont maintenant indépendants du caucus libéral national. […] Il n’y a plus de sénateurs libéraux », tranchait-il.
Quelques heures plus tard, ses ex-collègues contestaient cependant cette affirmation en insistant sur le fait qu’ils demeuraient, et seraient toujours, libéraux de par leurs valeurs et convictions politiques. Les sénateurs ont choisi de conserver leur propre caucus sénatorial, un noyau qui leur permet de demeurer l’opposition officielle à la Chambre haute et qui évite surtout la cacophonie qu’auraient engendrée 32 nouveaux indépendants qui votent tous à leur façon.
Devant cette solidarité, les conservateurs ont dénoncé une simple astuce politique qui ne changera rien aux positions des sénateurs, toujours alignées sur celles de leurs collègues députés. « J’en comprends que le changement annoncé par le chef aujourd’hui, c’est que les sénateurs libéraux non élus deviennent des sénateurs non élus qui se trouvent à adhérer au Parti libéral », raillait Stephen Harper.
Or, le divorce libéral ne sera pas sans conséquences, rétorquent les experts parlementaires. Certes, ce n’est pas une réforme profonde d’ici 2015, alors que Justin Trudeau promet, s’il est élu premier ministre, de se doter d’un comité indépendant qui l’aidera à choisir ses sénateurs. « Mais c’est un grand changement dans notre conversation sur le Sénat », remarque le constitutionnaliste Peter Russell. Outre les néodémocrates, partisans de l’abolition du Sénat, et les conservateurs, adeptes d’un Sénat élu, les libéraux viennent d’ajouter un nouvel élément à la donne. « De manière pratique, il a jeté les bases en “départisanant”, autant qu’il le peut, les libéraux qui se trouvent au Sénat », estime le politologue de l’Université de Toronto.
Son collègue Ned Franks, spécialiste de la procédure parlementaire, croit toutefois qu’en séparant ses caucus Justin Trudeau s’est tiré dans le pied. « Un parti au Parlement, c’est un peu comme une armée. Plus vous avez de soldats, plus vous avez de chances de gagner, commente le professeur de l’Université Queen’s. Alors, si vous les retirez de votre armée, vous avez en quelque sorte sacrifié une partie de votre force. C’est peut-être une question de principe, mais du point de vue du nombre de soldats, c’est une mauvaise idée. »
Tous les sénateurs libéraux croisés cette semaine ont souscrit à la scission souhaitée par Justin Trudeau. Ils se sont réunis à deux reprises à la suite de l’annonce et 27 des 32 membres étaient présents. Les autres avaient des obligations à l’extérieur. Ils n’ont pas encore discuté avec leurs collègues et on ne peut pas présumer de leur réaction, explique-t-on. « Ce n’est pas la couleur de l’uniforme qui fait la couleur du soldat », lançait à son tour Roméo Dallaire.
Ses collègues et lui en sont maintenant à se chercher une nouvelle appellation, qui respecte le choix de leur chef mais qui, espèrent-ils, témoigne toujours de leur appartenance au parti pour lequel ils ont milité toute leur vie. En lice : opposition officielle libérale au Sénat, caucus sénatorial libéral, indépendant-libéral.
Certains réfléchissent toutefois à l’éventualité que des collègues veuillent se joindre à leur caucus, plus indépendant des partis aux Communes. Un nom plus neutre pourrait alors être préférable, confie-t-on dans les coulisses. Quelques sénateurs conservateurs ont jonglé avec l’idée de ne plus se réunir avec leurs collègues députés. D’autres veulent en revanche conserver leur « seule occasion de parler à des ministres » au caucus national.
Un premier ministre sans Sénat ?
Si à court terme les changements imposés par Justin Trudeau changeront peu la dynamique au Sénat, qui comptera toujours deux principaux caucus, à long terme ils pourraient être « nuisibles » au PLQ, selon Ned Franks. Car le chef « prive son parti du pouvoir de forcer le gouvernement à agir d’une certaine façon en menaçant de modifier ses lois. En d’autres mots, il s’attache volontairement une main dans le dos ». Pire encore, s’il devient premier ministre, ses propres ex-sénateurs pourraient bloquer ses budgets et ses projets de loi, note-t-il.
C’est un risque que reconnaît Stéphane Dion. « Il faudra s’assurer que ce Sénat n’a pas un « power trip », que l’indépendance ne veuille pas dire qu’ils croient qu’ils sont capables de bloquer continuellement la Chambre des communes », convient le député et expert constitutionnel.
Mais la situation serait la même avec un gouvernement néodémocrate, qui n’a pas de sénateurs, note le constitutionnaliste Benoît Pelletier. Et le problème s’est posé avec des gouvernements n’ayant pas de majorité au Sénat, sans que le processus parlementaire soit pour autant bloqué. « Le Sénat a un rôle à jouer, un rôle de second regard. […] Normalement, le Sénat n’est pas censé bloquer systématiquement les projets de loi. Il est censé proposer des améliorations. Et le Sénat doit aussi être conscient de son rôle et de sa vocation, qui n’en fait pas une chambre pleinement démocratique comme l’est la Chambre des communes », souligne l’ex-ministre libéral — qui, bien qu’il ait écrit sur le sujet, n’a pas été consulté par l’équipe de Justin Trudeau.
De l’avis de Peter Russell, un caucus du gouvernement au Sénat n’est pas indispensable, mais il faut un sénateur qui soit membre du Conseil des ministres et « qui parle au nom du gouvernement ».
Des consultations indépendantes
En annonçant les jalons de sa réforme, Justin Trudeau a en outre promis que, s’il devient premier ministre, il mettra sur pied « un processus public, ouvert, transparent, non partisan, pour nommer les sénateurs ».
Une idée saluée par les experts, qui n’y voient pas d’obstacle constitutionnel s’il s’agit d’un comité-conseil soumettant une liste de candidats au premier ministre, qui recommanderait à son tour un sénateur au gouverneur général, qui conserverait son rôle de nomination, comme l’exige la Constitution.
« Dans la mesure où c’est un comité consultatif », Benoît Pelletier estime le processus légitime, d’autant plus que rien n’« empêche le premier ministre en ce moment de faire des appels téléphoniques. Le fait que ce soit plus formel ne rend pas pour autant le processus invalide ».
Ce serait l’occasion, de surcroît, d’inviter les provinces à participer aux nominations et à renouer avec le rôle premier du Sénat, soit d’être une chambre représentant les provinces et les minorités. Le fédéral et les provinces pourraient par exemple nommer des éminences au comité, lequel conviendrait d’une liste de candidats potentiels qui profiteraient de l’appui des deux ordres de gouvernement, suggère Peter Russell.
« C’est certainement une façon d’assurer une collaboration des provinces sans recourir à une modification constitutionnelle plus délicate », reconnaît Benoît Pelletier.
Le libéral Stéphane Dion s’était montré critique, dans un texte publié en novembre, à l’idée d’un tel comité non partisan, car il serait « élitiste, au reste pas très démocratique ». Quant à une sélection provinciale, cela « exacerberait à coup sûr l’iniquité de leur poids respectif au Sénat […] alors même que certaines provinces sont sous-représentées d’une façon qui défie toute logique ».
Cette semaine, M. Dion s’est montré ouvert à ce que les provinces aient leur mot à dire. Quant au mode de consultation, il a expliqué qu’il serait élitiste si le comité devenait un paravent derrière lequel se cacherait le premier ministre pour ne pas avoir à défendre les nominations. « Le risque est de réduire l’imputabilité du premier ministre. […] Le premier ministre est élu et doit porter la responsabilité de ses choix. »
Il faudra patienter avant de connaître plus précisément le processus consultatif qu’envisage Justin Trudeau, car le chef libéral attend que la Cour suprême établisse les balises constitutionnelles d’une réforme du Sénat. Une décision qui est attendue cette année.
OTTAWA
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