Une révolte étudiante qui rompt la routine d'une société devenue ennuyeuse

Chaque soir, quand les sonneurs de casseroles défilent dans ma rue, je vois bien cette colère et cette audace. Mais j'entends aussi cette joie.

Crise sociale - JJC le gouvernement par le chaos




Présenter la jeunesse étudiante québécoise comme un groupe "opprimé" ou comparer au "printemps arabe" le mouvement de protestation qui se déroule au Québec relève de la pure mystification. En réalité, cette jeunesse est l'une des plus choyées, des moins contraintes et des plus "heureuses" de la planète, dont la "révolte" peut d'ailleurs être vue comme une expression tout à fait éloquente.
Au départ, le conflit était limité : il s'agissait pour les organisations étudiantes de résister à la hausse des droits d'inscription universitaire décrétée par l'Etat, résistance normale de la part de qui ne veut pas perdre ce qu'il possède (la possibilité d'étudier dans d'excellentes universités à coût modeste dans le contexte nord-américain). Mais comme cette revendication risquait d'être mal vue par la majorité de la population, pour qui les étudiants appartiennent qu'on le veuille ou non aux classes privilégiées, la lutte n'a pas tardé à prendre un tour plus noble et à mettre en jeu l'"accès" aux études, principe avec lequel tout le monde est d'accord.
De là, on est passé, grâce à l'entrée en scène des intellectuels et des professeurs, à un débat plus large et encore plus noble portant cette fois sur la nature et le rôle de l'université dans la société : la première doit-elle répondre aux besoins de la seconde, ou vice versa ? Doit-elle former des professionnels et des travailleurs et contribuer à la prospérité et à la "compétitivité" générales, ou se concevoir comme un lieu de culture et de réflexion critique à l'abri des pressions économiques ?
Ces débats théoriques ne suffisent pas à expliquer la durée ni l'ampleur du conflit, même si la contestation n'émane que de groupes assez circonscrits : les étudiants ou une fraction importante d'entre eux, notamment ceux de lettres et de sciences humaines, auxquels s'allient une bonne partie du public scolarisé (artistes, enseignants, animateurs sociaux, penseurs "citoyens", etc., eux-mêmes ex-étudiants de lettres et sciences humaines) et divers groupes d'opposition politique.
Qu'est-ce qui fait que tous ces gens, après avoir vaqué à leurs occupations (personne n'a fait jusqu'ici une seule journée de grève), prennent la peine, le soir venu, de descendre dans la rue pour taper sur des casseroles et scander des slogans subversifs ?
La rigidité et la maladresse du parti au pouvoir y sont pour beaucoup. Plus le premier ministre s'obstine à ne rien entendre et à se réclamer de la "majorité silencieuse", jusqu'à recourir à une loi d'exception excessive et odieuse, plus les protestataires, en retour, s'obstinent à démontrer leur détermination, selon le phénomène bien connu de l'escalade.
Ce conflit survient à un moment où le Québec est devenu une société ennuyeuse, dans laquelle il fait bon vivre, sans doute, mais que plus rien, aucun "projet", aucune cause commune ne mobilise. Faute d'adversaires, le combat national et linguistique s'est étiolé ; le désir d'émancipation collective a cédé aux charmes de la mondialisation et du bonheur individuel ; et la grande modernisation entreprise à l'époque de la "révolution tranquille" a soit tourné à la routine et à la défense de "droits acquis", soit pris le visage d'un néolibéralisme implacable qui veut tout soumettre, y compris le fonctionnement de l'Etat, à la logique des coûts et profits.
Bref, le Québec, où les choses sont devenues aussi ambiguës et compliquées que dans n'importe quelle société moderne, n'a plus grand-chose à offrir aux assoiffés d'idéal et aux "lyriques" nouveaux ou anciens (ceux qui ont fait la pluie et le beau temps dans les années 1960 et 1970 mais dont on n'entend plus la voix).
Or voilà que les événements des derniers mois, en simplifiant, rendent un réveil possible. De nouveau, on peut savoir où est le mal (un gouvernement véreux au service du capital) et où est le bien (la jeunesse instruite et innocente) ; et de nouveau, par conséquent, le lyrisme peut fleurir, redonnant enfin droit de cité à tout ce qui semblait perdu : la poésie des grands mots claquant comme des drapeaux, l'assurance d'oeuvrer au progrès de l'humanité, le frisson de la désobéissance civile, et surtout la joie d'être en foule, d'être vu parmi des milliers de gens qui marchent du même pas, qui sentent et pensent de la même manière et qui sont persuadés que leur colère et leur audace ne servent pas leurs propres intérêts mais ceux de la collectivité tout entière.
Chaque soir, quand les sonneurs de casseroles défilent dans ma rue, je vois bien cette colère et cette audace. Mais j'entends aussi cette joie.
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François Ricard est l'auteur de "La Génération lyrique" (Boréal, 1993).


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