Jean-François Lisée suggère d’importer au Québec une idée du maire d’Indianapolis qui a transformé, il y a quelques années, le syndicat des cols bleus de sa municipalité en micro-entreprise avec pour mandat d’entrer en concurrence avec le secteur privé pour l’octroi de contrats municipaux. Il propose d’appliquer ce modèle aux cafétérias, aux buanderies et aux autres services de soutien de la fonction publique.
L’expérience a peut-être été utile pendant une courte période de temps à Indianapolis et, semble-t-il, à Gatineau, pour faire baisser les montants des soumissions d’un secteur privé trop cartellisé. Mais son application comme modèle pour dégager des gains de productivité dans les secteurs identifiés par Jean-François Lisée est autre chose. Poussons l’analyse un peu plus loin.
Qui est l’ancien maire d’Indianapolis ?
L’ancien maire d’Indianapolis, Stephen Goldsmithest aujourd’hui à la tête d’un vaste mouvement de transformation des services sociaux aux États-Unis. Républicain, M. Goldsmith a dirigé sous les présidents Bush, mais également Obama, la Corporation for National and Community Service. Il conseille aujourd’hui le maire de New York Michael R. Bloomberg. Il est l’auteur de The Power of Social Innovation.
M. Goldsmith fait la promotion d’un nouveau concept : « l’entreprenariat social ». Son objectif est de soutenir des projets présentés par une nouvelle génération d’animateurs sociaux (rebaptisés « entrepreneurs sociaux ») qui proposent de réinventer les façons de faire en éducation et dans les services sociaux (« l’innovation sociale) en s’inspirant du modèle d’affaires de l’entreprise privée. L’action de ces « entrepreneurs sociaux » est le plus souvent dirigée contre les « bureaucraties » gouvernementales et, bien entendu, les organisations syndicales.
Les fondations privées jouent un rôle clef dans le financement et la définition des objectifs de ces initiatives d’entreprenariat social. Les fondations sont en pleine expansion aux États-Unis. De 1964 à 2001, leur nombre est passé de 15 000 (avec des actifs de 16,3 milliards $) à 61 180 (avec des actifs de 480 milliards $). En 2005, elles ont accordé des subventions pour une valeur de 36,5 milliards $.
L’été dernier, Bill Gates et Warren Buffet invitaient 400 milliardaires à donner la moitié de leur fortune à des fondations. L’objectif est triple : mettre une partie de leurs avoirs à l’abri de l’impôt, faire bien paraître les milliardaires auprès de l’opinion publique, mais également d’orienter les politiques gouvernementales.
À Indianapolis, Goldsmith avait créé cinq cents partenariats avec des communautés religieuses, les Faith-BasedOrganizations (FBO). Il a incité les individus, les entreprises et les autres fondations à accorder plus d’importance aux FBO. Le président Bush a répondu à son appel en créant le White House Office of Faith-Based and Community Initiatives.
Goldsmith identifie quatre étapes historiques dans la résolution des problèmes sociaux. Au début du XXe siècle, la responsabilité incombait aux familles et aux organismes de charité. Puis, l’État-Providence a pris en charge les besoins sociaux au nom de la société. Dans une troisième phase, le délestage s’est amorcé avec l’établissement de partenariats avec le privé. Enfin, à l’étape actuelle, il faut miser à fond sur le secteur privé, à but lucratif ou non lucratif – tout en accordant une large place aux fondations religieuses – avec la mise en place d’« innovations dérangeantes et innovatrices ».
Le système scolaire a été une des cibles de prédilection de ce mouvement d’« innovation sociale », les « entrepreneurs sociaux » s’étant montrés très actifs dans la création d’écoles à charte – des écoles privées financées avec de l’argent public – dont une des particularités est d’être débarrassée des vilains syndicats.
Après le Thatchérisme, la Big Society?
Le modèle de ce mouvement d’« innovation sociale » est d’inspiration britannique. Tony Blair a créé le Social Investment Taskforce et l’Office of the ThirdSector avec pour mandat de développer un secteur social privé, déguisé en « chantier de l’économie sociale ».
Aujourd’hui, le premier ministre conservateur David Cameron poursuit l’œuvre du « New Labour » avec la création d’une Big Society Bank. Le mandat de la banque sera « d’aider au financement d’entreprises sociales et d’organismes de charité afin qu’ils deviennent pourvoyeurs de services publics avec des projets novateurs, en collaboration avec l’entreprise privée ».
Une des innovations discutées actuellement est la création de « social-impact bond », des investissements liés à la performance des groupes sociaux. Par exemple, des groupes chargés de réduire le taux de récidive de jeunes prisonniers pourraient bénéficier d’investissements à long terme d’investisseurs privés ou des philanthrocapitalistes. Selon la performance du groupe, le gouvernement verserait un dividende de 7,5% à 10% sur l’investissement, ou rien du tout si l’objectif n’est pas atteint.
Mais les « entrepreneurs sociaux » ne contentent pas de l’argent du privé ou des fondations. Des groupes d’« entrepreneurs sociaux » font actuellement pression pour que l’État force les agences gouvernementales à verser 1% de leurs budgets dans ces fonds d’innovation.
La Big Society est le thème central de l’action du gouvernement de David Cameroun. Dans un article du New Yorker du 25 octobre (All TogetherNow ! What’s David Cameron’sBig Society about?), la journaliste Lauren Collins la résume ainsi: réformer les services publics (diminuer la bureaucratie), donner le pouvoir à la communauté (transférer le pouvoir au nouveau local) et l’action sociale (encourager le volontarisme et la philanthropie ou inciter les gens à faire gratuitement des choses pour lesquelles ils étaient payés auparavant).
Selon Lauren Collins, les employés du secteur public qui pensent pouvoir faire mieux que le gouvernement auront le droit de convertir leurs unités de travail en entreprises sociales (tiens! voilà la proposition Lisée!).
Habilement, David Cameron prend le contrepied du célèbre slogan de Margaret Thatcher « There Is no SuchThing as Society » et déclare : « There is SuchThing as Society » en invitant les britanniques à assumer bénévolement les services jusqu’ici rendus par l’État.
C’est le retour à la première étape de la typologie historique de Goldsmith. Le retour à la prise en charge par les familles et les organismes de charité. C’est la négation de l’État-providence, qui était la négation des services privés. Drôle de dialectique de l’Histoire!
Dans son supplément The World in 2011, la revue britannique The Economist écrit que « l’année qui vient démontrera si cette idée de Big Society est assez forte pour devenir une exportation idéologique britannique comme l’a été le Thatchérisme ». Ça promet !
L’économie sociale, un terrain d’affrontements
Au Québec, il existe un terreau fertile pour le développement de l’entreprenariat social. Nous avons eu un aperçu de la guerre larvée que se livrent les services sociaux publics syndiqués et les projets « novateurs » des nouveaux « entrepreneurs sociaux » lorsque le Dr Julien a « menacé » de réduire radicalement ses activités si le gouvernement ne s’engageait pas à lui verser un million de dollars pour son «projet unique de pédiatrie sociale novatrice».
Le Centre d’assistance d’enfants en difficulté du Dr Julien est financé par la Fondation Chagnon. Mais, bien que privé, son organisme ne lève pas le nez sur les fonds publics et veut se servir des professionnels du réseau public. Le Dr Julien est un médecin spécialiste et il recrute des médecins pour diriger ses succursales de services psychosociaux. Le Dr Julien ambitionne de créer un nouveau réseau, une sorte de conglomérat de services, présent un peu partout au Québec et relevant de pas moins de cinq ministères.
Ses relations publiques étant particulièrement efficaces, grâce à la fameuse Guignolée des médias, le Dr Julien a fait plier le ministre de la Santé et il a obtenu le million de dollars exigé. Une intervenante sociale du réseau publica rappelé que les CLSC avaient été mis sur pied avec précisément la même mission et que, s’ils ne pouvaient la remplir adéquatement, c’est précisément parce qu’on leur coupait les fonds en même temps qu’on versait un million au Dr Julien.
L’exemple du développement d’un réseau parallèle privé de services sociaux avec le Dr Julien n’est pas unique. Dans la plus grande discrétion, le gouvernement multiplie les partenariats avec la Fondation Chagnon dans les domaines de la santé et de l’éducation. Tout cela à l’abri des critiques. Qui peut se permettre de questionner sur la place publique la générosité et le grand cœur de tels mécènes?
Les entreprises d’économie sociale en aide domestique
Il n’est pas inutile de rappeler que le véritable coup d’envoi de l’« entreprenariat social » a eu lieu au Sommet du Déficit zéro de 1996 avec la création des entreprises en aide domestique dans le cadre du Chantier de l’économie sociale.
À la faveur d’un progrès technologique – les chirurgies d’un jour– le besoin de nouveaux services est apparu. Auparavant, les patients résidaient le temps de leur convalescence à l’hôpital où ils étaient « logés, nourris, blanchis » aux frais des contribuables par le biais de l’assurance maladie. Mais, à partir du moment où ils étaient rapidement renvoyés chez eux, ils nécessitaient des soins à domicile.
Normalement, le mandat de répondre à ces besoins nouveaux auraient dû incomber aux auxiliaires familiales relevant des CLSC. Mais, pour éviter de recourir à une main d’œuvre syndiquée et relativement bien payée, le gouvernement, de concert avec différents partenaires, encouragera la formation d’entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD) et court-circuitera ainsi les CLSC.
Ma collègue Maude Messier a démontré que les groupes d’économie domestique sont devenues des ghettos de pauvreté féminine avec un personnel sous-payé et exploité dans un secteur où se pratique aujourd’hui la double tarification. (L’économie sociale en aide domestique : un ghetto de pauvreté féminine )
Il ne s’agit pas ici de faire le procès et de proscrire l’ensemble du secteur de l’économie sociale. Le concept est un fourre-tout, où l’on retrouve le meilleur et le pire. Il est d’ailleurs heureux que le débat s’engage sur l’économie sociale avec des gens de l’intérieur du réseau comme Louis Favreau – qui vient de publier Entreprises collectives (PUQ) – et d’autres de l’extérieur comme Jean-Marc Piotte dans les Nouveaux Cahiers du Socialisme (No. 4, automne 2010).
Restaurer la fonction publique
Cependant, il faut être conscient des enjeux. L’exemple américain et l’exemple britannique démontrent que nous assistons à une offensive bien orchestrée de démantèlement de l’État et de liquidation des organisations syndicales.
Les propositions « syndicales » de Jean-François Lisée s’inscrivent parfaitement – consciemment ou pas, peu importe, cela n’a pas d’importance – dans le jeu de la droite.
Dans cette perspective, je m’élève en faux contre l’approche des signataires du texte « Gauche vs droite : L’heure de renouveler la social-démocratie » paru dans Le Devoir du 26 novembre, qui identifient la bureaucratie étatique comme devant être la cible principale de la gauche.
Bien sûr, il y a « une hausse phénoménale de cadres et de personnel administratif » dans les deux plus importants ministères, la Santé et l’Éducation, mais le problème central est la privatisation à vitesse grand V du réseau de la santé et le développement du réseau des écoles privées.
L’actualité des derniers mois illustre parfaitement que le problème n’est pas qu’il y ait trop d’État. Au contraire! C’est l’absence d’État, l’absence d’une fonction publique digne de ce nom qui pose problème. Au gouvernement du Québec, à Montréal, à Laval et dans la plupart des municipalités, les travaux de planification, de gestion, de contrôle et d’exécution qui devraient normalement relever de l’État sont confiés à des firmes de génie conseil privées. Cela se traduit par une collusion avec les cartels de l’entreprise privée pour fixer des prix de 30 à 35% supérieurs à ceux d’une « saine concurrence ». Cette perte d’expertise publique coûte au Trésor publique des sommes gigantesques, auprès desquelles les salaires des cadres et du personnel administratif paraissent insignifiantes.
Il ne faut pas attaquer la fonction publique. Il faut la défendre. Il faut la réhabiliter, redorer son blason. Il faut lui redonner le prestige qu’elle avait au cours des années 1960. Il faut dénoncer sur tous les toits ces hauts fonctionnaires qui migrent vers le secteur privé avec l’expertise acquise aux frais des contribuables. Mais il faut également célébrer les grands serviteurs de l’État, les grands commis qui placent les intérêts de la collectivité avant leur intérêt personnel, comme ce haut fonctionnaire de la ville de Québec qui a démissionné pour protester contre les accusations d’incompétence proférées par le maire Labeaume à l’encontre de sa fonction publique municipale.
Notre fonction publique est capable de gains de productivité en développant en son sein un esprit de saine émulation. La privatiser pour mettre en concurrence ses différentes composantes n’aura pour résultat que la création de bureaucraties privées inefficaces… et de juteux profits pour ses promoteurs!
L’approche de la gauche autoproclamée « efficace » de Jean-François Liséeest de mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres. L’approche de la gauche classique est de les solidariser par la syndicalisation.
La véritable gauche applaudit à la syndicalisation des 15 000 des responsables de service de garde en milieu familial (transparence totale : la levée des lois 7 et 8 qui leur interdisaient de se syndiquer a été un des thèmes majeurs de ma campagne lors de la course à chefferie du Parti Québécois).
La gauche autoproclamée « efficace » de Jean-François Lisée applaudit à la création des entreprises d’économie sociale en aide domestique. La gauche classique milite pour la syndicalisation des 6 000 travailleuses en économie domestique afin qu’elles puissent sortir du ghetto de la pauvreté et rejoindre de plein droit leurs consoeurs et confrères de la fonction publique québécoise.
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Lundi : À propos de Jean-François Lisée et de l’éducation
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