Aller au-delà de la politique des deux sous

2005

lundi 24 janvier 2005
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Un signal d'alarme pour réinvestir dans la recherche en sciences humaines et sociales, en arts et en lettres
L'avenir de la recherche est menacé au Québec dans le domaine des sciences humaines et sociales comme dans celui des arts et des lettres. Bon an mal an, l'État québécois verse un peu plus de 100 millions dans les recherches en sciences sociales et humaines, soit 18,7 % des sommes publiques consacrées aux différents domaines du savoir. C'est l'équivalent de ce qu'on annonçait en appui au projet d'expansion du Mont-Tremblant, alors qu'on sabrait les budgets des organismes subventionnaires publics.
Les investissements publics en recherche sont déphasés par rapport aux besoins actuels. Alors que moins de 20 % des fonds consacrés à la recherche par l'État québécois sont orientés vers les sciences sociales et humaines, les arts et les lettres, ces domaines regroupent plus de la moitié des chercheurs universitaires et près des deux tiers des étudiants inscrits aux 2e et 3e cycles dans nos universités.
De même, le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC), chargé d'évaluer la qualité scientifique des travaux financés dans ces secteurs, ne se voit octroyer que 26 % des fonds publics attribués aux trois organismes subventionnaires que compte le Québec.
Or, contrairement aux sciences de la nature et de la santé, les sciences sociales et humaines, les arts et les lettres ne peuvent généralement pas compter sur le soutien du secteur privé. Cet état de fait accentue davantage la disproportion des ressources mises à la disposition des différents champs du savoir. Il s'ensuit que l'essentiel des fonds destinés aux sciences sociales et humaines, aux arts et aux lettres sont d'origine publique. Le financement de la recherche dans ces secteurs répond, en effet, à une mission essentielle de l'État.
Une politique de deux sous
Les effets des compressions en recherche, on le comprend maintenant, sont beaucoup plus dévastateurs pour les sciences humaines et sociales que dans tous les autres champs de la connaissance. En regard des 50 milliards de dépenses prévus au budget annuel de l'État québécois, les investissements dans ces domaines ne représentent tout au plus que deux sous pour chaque tranche de 10 $ engagés dans la définition et la mise en oeuvre des politiques publiques... Faut-il commenter davantage ?
Cette réalité statistique en dissimule une autre, plus difficile à chiffrer : les sciences humaines et sociales contribuent au développement de champs de connaissance qui ne produisent pas toujours de retombées financières immédiates. Les travaux qui y sont menés engendrent des bénéfices sociaux souvent difficiles à quantifier, notamment parce qu'ils sont réalisés en amont des problèmes qu'ils visent à prévenir.
On oublie trop souvent que toute politique publique repose sur des connaissances fondamentales issues de travaux menés de longue haleine par des chercheurs déterminés. C'est le cas dans pratiquement tous les secteurs de l'action publique en matière de services sociaux, de petite enfance, de réinsertion sociale des jeunes contrevenants, de conciliation travail-famille, de réforme du système électoral, d'intégration de la diversité culturelle, d'économie sociale, de politique culturelle, etc.
L'État québécois doit prendre l'initiative d'un réinvestissement dans ces domaines et la communauté scientifique attend un signal clair. Quatre arguments suffisent à justifier cet engagement.
Encourager la relève
Le premier réside dans la nécessité de lever l'hypothèque que l'insuffisance des fonds fait peser sur la relève scientifique. Déjà, au cours des années 1990, les compressions budgétaires imposées aux universités avaient provoqué d'importantes ruptures au sein de certaines cohortes de chercheurs et retardé sinon compromis le renouvellement du corps professoral.
En dépit d'une conjoncture financière difficile, des expertises en recherche se sont néanmoins développées au sein des nouvelles générations, souvent au prix d'importants sacrifices personnels. Comme en témoignent les résultats des concours de l'année 2003-2004, le nombre des demandes de financement soumises au FQRSC a augmenté de manière spectaculaire.
C'est pourtant dans ce contexte de croissance de la demande que la capacité de financement du Fonds a été réduite de 7 %. En dépit d'un accroissement de 21,5 % des demandes de subvention de recherche, seulement 55 % des projets recommandés pour leur qualité scientifique ont été financés. L'ensemble de ces projets recommandés totalisaient 20,8 millions mais n'ont pu être soutenus qu'à hauteur de 7,7 millions.
L'impact des compressions est tout aussi considérable sur l'octroi des bourses d'excellence et le soutien à la relève scientifique. Malgré une augmentation de 36 % des demandes aux programmes de bourses de maîtrise et de doctorat, la proportion des bourses attribuées par le FQRSC ne représentait que 18 % de celles qui avaient été recommandées, soit seulement 254 des 1409 candidatures soumises ! Tout cela survient alors que le soutien financier des étudiants sous forme de bourses vient d'être coupé de 100 millions.
Parallèlement, seulement 48 % des 234 demandes présentées aux programmes d'établissement des nouveaux professeurs, chercheurs et créateurs ont été financées. Plus spécifiquement, 26 % des projets de recherche recommandés par les comités d'évaluation n'ont pu être subventionnés faute de budget, alors qu'il s'agit précisément de professeurs en début de carrière. Les montants des subventions octroyées dans ces programmes ont du reste été réduits de 35 %. Il faut inverser le mouvement et renforcer la relève en recherche.
Joindre recherche et formation
Les liens qui unissent la recherche et l'enseignement universitaires justifient également un réinvestissement. Dans nombre de disciplines, les programmes et les cours à tous les cycles se renouvellent grâce aux résultats de la recherche. Comment l'université parviendra-t-elle à maintenir et renforcer ces liens si toutes les sources de nouveautés sont constamment taries ?
Par ailleurs, c'est une caractéristique des sciences sociales et humaines, des arts et des lettres de favoriser la participation des étudiants à l'élaboration et à la réalisation des projets de recherche. Leur participation contribue de manière significative à leur formation et au financement de leurs études. Un meilleur financement de la recherche garantira par conséquent la qualité de l'enseignement et de la formation universitaires.
Une question stratégique
L'absence d'investissements conséquents et continus en sciences sociales et humaines compromet aussi la poursuite et le succès de la stratégie québécoise développée en matière de recherche au cours des 15 dernières années. Celle-ci vise la consolidation de regroupements, de centres de recherche, d'équipes et d'infrastructures stables dans toutes les disciplines et à la jonction de plusieurs domaines de connaissance.
Ces orientations stratégiques ont favorisé le développement d'une exceptionnelle créativité et d'un important savoir-faire en matière de recherche collective. Elles ont contribué à la réussite des chercheurs québécois sur le plan canadien et international. C'est pourquoi, alors que nous commençons à en récolter les fruits, il faut relancer avec détermination cette stratégie qui nous a toujours bien servis.
Une mission essentielle de l'État
Cela étant, rappelons que l'argument le plus important en faveur du financement public de la recherche en sciences sociales et humaines, en arts et en lettres, réside dans un fait simple : il s'agit d'une fonction essentielle de l'État québécois. Aucun gouvernement ne doit prendre la responsabilité d'une diminution graduelle du soutien à ces secteurs de la connaissance dont il a impérativement besoin.
Dans tous ces champs du savoir, la contribution de la recherche porte cependant bien au-delà de ces considérations utilitaires. Sur une tout autre échelle, se dresse la nécessité pour chaque collectivité de revoir constamment la définition qu'elle se donne; de saisir les ressorts qui sous-tendent le changement social et rendent possible ce travail si essentiel de la société sur elle-même. La fonction critique de la recherche joue ici un rôle premier. «Connais-toi toi-même» n'est pas seulement le premier pas d'une démarche personnelle, c'est aussi une dimension constitutive de tout projet collectif. Elle est plus fondamentale encore pour cette société si particulière que constitue le Québec dans l'ensemble nord-américain.
Pierre Noreau
_ Directeur du Centre de recherche en droit public, Université de Montréal*
*Appuyé par :
Yves Gingras, Directeur du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, Université du Québec à Montréal
_ Gérard Bouchard, Directeur du Projet BALSAC, Université du Québec à Chicoutimi
Guy Rocher, Centre de recherche en droit public, Université de Montréal
_ Bruno Jean, Directeur du Centre de recherche sur le développement territorial, Université du Québec à Rimouski
_ Yvan Rousseau et Brigitte Caulier, co-directeur et co-directrice du Centre interuniversitaire d'études québécoises, Université du Québec à Trois-Rivières et Université Laval
_ Jean-Paul Brodeur, Directeur du Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal
_ Jean Renaud, Directeur du Centre d'études ethniques des universités montréalaises, Université de Montréal
_ Claude Lessard, Directeur du Laboratoire de recherche et d'intervention portant sur les politiques et les professions en éducation, Université de Montréal
_ Jean-Guy Belley, Directeur du Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, Université McGill
_ Marie-Andrée Beaudet, Directrice du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises, Université Laval
_ Maurice Tardif, Directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante, Université de Montréal
_ Denis Harrisson, Directeur du Centre de recherche sur les innovations sociales, Université du Québec à Montréal
_ Nicolas Marceau, Directeur du Centre interuniversitaire sur le risque, les politiques économiques et l'emploi, Université du Québec à Montréal
_ Shari Baum, Directrice du Centre de recherche sur le langage, le mental et le cerveau, Université McGill
_ Céline Le Bourdais, Directrice du Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales, Université de Montréal
_ Phil Abrami, Directeur du Centre d'études sur l'apprentissage et la performance, Université Concordia
_ Carole Lévesque, Directrice de DIALOG, le réseau québécois d'échange sur les questions autochtones, Institut national de la recherche scientifique
_ Andrée Demers, Directrice du Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention, Université de Montréal
_ André Gaudreault, Directeur du Centre de recherche sur l'intermédialité, Université de Montréal
_ Gregor Murray, Directeur du Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail, Université de Montréal
_ Louise Poissant, Directrice du Centre interuniversitaire des arts médiatiques, Université du Québec à Montréal
_ Maryse Rinfret-Raynor, Directrice du Centre interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, Université de Montréal
_ Jean-Pierre Collin, Directeur du Réseau interuniversitaire d'études urbaines Villes Régions Monde, Institut national de la recherche scientifique
_ Marc-André Deniger, Directeur du Centre de recherche et d'intervention sur la réussite scolaire, Université Laval
_ Lisa A. Serbin, Directrice du Centre de recherche en développement humain, Université de Concordia
_ Marcel Moussette, Directeur Centre interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts et les traditions, Université Laval


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