Au sujet de l'interculturalisme - Accueillir sans renoncer à soi-même

Interculturalisme - subversion furtive, déniée (le progressisme a ses contraintes...)


L'édition du Devoir du 12 janvier nous apprend que [Gérard Bouchard travaillerait à la préparation d'un important symposium->25038] portant sur le modèle québécois d'intégration des immigrants. Anticipant la polémique dont ce symposium sera inévitablement le théâtre, Bouchard met au défi les détracteurs de ce modèle d'intégration (l'interculturalisme) de proposer des solutions de rechange à ce modèle plutôt que de se cantonner à sa critique. Je crois utile de dégager ce qui m'apparaît constituer l'arrière-plan de ce débat. Cette mise en contexte me fournit également l'occasion de revenir sur quelques polémiques récentes relatives à la définition du «nous collectif» québécois.
Je voudrais ainsi relier des éléments apparemment disparates, mais formant à mon sens un ensemble très cohérent, dans lequel se dessine une véritable philosophie politique ou, si l'on préfère, l'éthos des relations intercommunautaires au Québec. Cette philosophe politique me semble dominée par le consensualisme, l'ouverture à la différence, l'égalitarisme et le respect des droits fondamentaux. À l'inverse, elle est hostile aux appartenances nouées dans l'histoire et dans la culture, de même que réfractaire à l'affirmation de la majorité soupçonnée de vouloir contrevenir aux droits des minorités et de se fermer à l'expression de leur différence.
Pour le dire autrement, le discours social portant sur les rapports intercommunautaires au Québec est obsédé par l'Autre, la diversité et par un vivre-ensemble fait de reconnaissance mutuelle et d'accommodement de la différence. À l'inverse, il se méfie de l'histoire, de la mémoire, de la culture majoritaire et de l'expression d'un «nous» porteur d'une conscience historique.
Rapport Bouchard-Taylor
Le rapport de la commission Bouchard-Taylor exprime au mieux cette philosophie politique. Il ne me semble pas abusif de dire que, pour l'essentiel, le rapport rappelle à l'ordre la majorité franco-québécoise, l'invitant à davantage d'ouverture vis-à-vis des minorités, en même temps qu'il l'incite à se méfier de sa tendance au repli et à l'exclusion de l'autre.
La situation particulière des Franco-Québécois au Canada et en Amérique occupe peu de place dans le rapport. Lorsque cette réalité est évoquée, c'est pour expliquer la frilosité identitaire de cette collectivité et l'inviter à la transcender dans une représentation d'elle-même mieux assurée et moins susceptible de dérives xénophobes. L'interculturalisme que l'on promeut alors procède d'une certaine mise en retrait de la majorité. Sans surprise, le rapport insiste sur le fait qu'aucune identité ne saurait prétendre à une quelconque prééminence au Québec. Ne s'inscrit-il pas alors dans cette philosophie politique réfractaire à la majorité et suspicieuse devant ses volontés d'affirmation collective? Ne participe-t-il pas de cet éthos dans lequel l'ouverture à l'autre invite à mettre en veilleuse toute volonté d'affirmation collective?
L'enseignement de l'histoire
La réforme du programme de l'enseignement de l'histoire au primaire et au secondaire est elle aussi l'objet de critiques. L'histoire que l'on enseigne désormais est celle d'une citoyenneté partagée dans la perspective de l'aménagement consensualiste du conflit social. C'est ainsi, par exemple, que la Conquête anglaise est présentée comme un simple changement d'empire et qu'est esquivée la question, pourtant centrale dans la conscience historique québécoise, de la domination nationale qui s'instaure alors.
De même, Durham y est représenté comme un esprit libéral favorable à la responsabilité ministérielle dans l'éventuel Canada uni de 1840, alors que l'on oublie que son projet consistait également dans l'assimilation des Canadiens français. Encore ici, la dynamique politique qui traverse la condition québécoise est largement sous-estimée. C'est que l'enseignement de l'histoire s'accompagne du projet «d'éduquer à la citoyenneté». Il faut apprendre aux jeunes de quelle manière l'histoire du Canada serait celle de la diversité qui l'a toujours traversée et celle d'une citoyenneté partagée. Dépolitisation et dénationalisation constituent le fil conducteur d'une histoire exhibant rétrospectivement la genèse du multiculturalisme canadien.
Éthique et culture religieuse
Le programme d'éthique et de culture religieuse poursuit cette même intention d'une ouverture à l'altérité dans la perspective de l'égalité de tous les univers moraux et religieux. Il s'agit de former les esprits à cette éthique sociale dont le respect de la différence constitue la pierre angulaire. Certes, l'enseignement de la tradition judéo-chrétienne bénéficie d'une certaine prééminence. Il n'empêche que l'idée même d'une telle formation puise à cet éthos égalitariste, en vertu duquel la tradition de la majorité doit s'ouvrir à celles des minorités sous peine de les exclure.
Éduquer à la diversité dans la perspective des chartes de droits et d'une éthique de la reconnaissance de tous par tous débouche sur une certaine délégitimation de la collectivité majoritaire dont on craint qu'elle fasse jouer le poids du nombre à l'encontre des intérêts des minorités. Le principe d'un encadrement juridique et éthique de la majorité poursuit sans doute de nobles objectifs, mais il jette sur cette majorité une étrange suspicion.
Démocratie
Dans cet éthos pluraliste (dans lequel s'inscrivent le multiculturalisme canadien et l'interculturalisme québécois), la démocratie n'est pas l'affaire de la majorité mais celle des minorités, ce qui lui confère une signification à la fois singulière et réductrice: celle du simple respect des droits fondamentaux. Le politique n'est plus le lieu d'une négociation difficile parce que traversé de rapports de forces, mais celui du consensus et de l'acceptation de la différence.
Mais surtout, dans cette perspective, toute position dont l'a priori n'est pas celui de la célébration de la diversité serait d'emblée antidémocratique parce qu'elle dresserait le commun contre le particulier. Lorsque Gérard Bouchard exige ainsi de tous ceux qui voudront contribuer à la réflexion portant sur le modèle d'intégration québécois qu'ils se conforment «aux exigences de la démocratie et du droit», veut-il dire qu'une position nationaliste ou républicaine, pour reprendre ses termes, ne serait pas recevable parce que son a priori serait celui de la règle de la majorité et de la primauté du commun sur le particulier?
L'intégration des immigrants
Est-il possible, dans ce contexte de célébration emphatique de la diversité, de proposer un modèle d'intégration dans lequel persisterait la conviction que les sociétés forment des mondes de culture, d'histoire et de valeurs singulières? Bouchard associe négativement ce modèle à celui de l'«assimilation/exclusion». L'amalgame de ces deux notions est en lui-même significatif. Il implique en effet que d'inviter l'autre à nous rejoindre dans un monde commun et partagé en acceptant de s'y fondre, c'est l'exclure.
Mais de quoi au juste? N'est-ce pas au contraire l'inclure dans une proposition de monde commun, d'une communauté de sens? Un monde qui est alors bien davantage que celui dont les chartes de droits ou une éthique sociale de la reconnaissance des différences ne seraient que le seul ciment. La posture que Gérard Bouchard qualifie de républicaine n'est en aucune manière hostile à la diversité. Seulement, elle accueille l'intérieur d'une vision nationaliste, rassembleuse et, pourquoi pas, républicaine de la communauté. L'accueil, la tolérance et l'ouverture à la différence n'attendent pas pour se manifester les politiques interculturelles dont le rapport Bouchard-Taylor se fait le promoteur.
Notre responsabilité collective vis-à-vis des nouveaux arrivants consiste à leur proposer un monde habitable fait de culture et d'une certaine tradition éthique formée dans les remous d'une histoire particulière. Nous devons proposer aux immigrants de s'intégrer à une histoire qui les précède et dans le cours de laquelle ils sont les bienvenus, de même qu'à une collectivité francophone majoritaire qui porte de très loin son désir de durer.
Je dirai, en termes sans doute choquants au regard de l'orthodoxie pluraliste ambiante, qu'il faut inviter ceux qui se joignent à elle à consentir à ce désir de durer et à accepter la présence d'une communauté d'histoire majoritaire qui souhaite légitimement poursuivre son aventure collective. Il faut pour cela que la majorité franco-québécoise affirme sans complexe qu'elle forme le coeur de la nation et que, forte de cette conviction, elle accueille, sans jamais renoncer à elle-même, ceux qui viennent la rejoindre avec leurs espoirs et leurs talents.
Jacques Beauchemin - Professeur au département de sociologie de l'UQAM


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