En santé, le secteur privé n'a pas tout faux

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Plus ça va, plus le débat privé/public en santé fait rage au Québec et plus il est polarisé. Les divergences d'orientations politiques sont souvent nécessaires pour faire avancer les débats sociaux: loin de moi l'idée d'en faire fi. Mais dans ce cas précis, il n'est pas facile de dire où sont les progressistes. Comprendre notre système de soins et son évolution récente relève déjà du défi.
Il existe dans nos sociétés un idéal moral assez bien partagé voulant que tous les citoyens aient également accès aux soins de santé, selon leurs besoins. Au Canada, le système a été conçu pour que les soins hospitaliers et médicaux, considérés les plus nécessaires, soient accessibles à tous. Il a été implanté tardivement par rapport à d'autres, alors que la population n'avait pratiquement rien pour se prémunir contre la maladie, sur le plan des assurances privées notamment.
Prenant exemple sur la Grande-Bretagne, le système canadien a été construit comme un système dont la gestion est «publique», au sens où ce ne sont pas les lois du marché mais les gouvernements qui en sont les maîtres d'oeuvre, entre autres par le biais de mesures législatives. Il a été conçu comme un système dont le financement est également «public», au sens où il provient des impôts. Les services médicaux et hospitaliers étant couverts par le régime, la loi interdisait de recourir à d'autres sources de financement, notamment des assurances privées, pour obtenir ces services plus rapidement par exemple. Sur le plan de la prestation des soins toutefois, le système canadien est «mixte». Il est «public», au sens où tous les hôpitaux sont des établissements publics. Mais les services médicaux ont toujours été rendus dans des cabinets dits «privés», où les médecins ne sont ni des salariés ni des entrepreneurs. Ils sont des professionnels autonomes, dont la très grande majorité participe au régime d'assurance maladie, qui les rémunère pour les services assurés qu'ils rendent. D'ailleurs, les médecins doivent choisir d'être participants ou non au régime: «la pratique mixte» est pratiquement interdite par la loi québécoise.
Tout cela demeurerait compréhensible si ce n'était des nombreux changements qui, pour toutes sortes de raisons, ont affecté le système québécois sans respecter sa logique interne. Certains services assurés étant devenus inaccessibles dans des délais raisonnables, on a toléré que des assurances privées contribuent à les payer (traitements de physiothérapie, examens radiologiques, etc.). Plus récemment, il s'est avéré possible d'effectuer en externe certaines interventions habituellement réservées aux établissements, dont les délais étaient également devenus déraisonnables (chirurgies pour les cataractes, les prothèses de hanche et de genoux). Pourquoi interdire les assurances privées dans ces cas, alors qu'on les tolère ailleurs? Pourquoi, en effet, a répondu la Cour suprême avec l'arrêt Chaoulli-Zeliotis?
À ce stade, peut-on encore parler de financement public? Non. Et plusieurs concluent que le financement, devenu mixte, couplé à une prestation qui était déjà mixte, ouvre grand la porte à «une médecine à deux vitesses». Je crois qu'ils ont raison de s'inquiéter.
Distinguer les enjeux
La possibilité de recourir à des assurances privées pour avoir accès plus rapidement à des soins couverts va directement à l'encontre de l'objectif même du système: donner accès aux soins selon le besoin des personnes et non selon leurs moyens, cette responsabilité étant prise en charge collectivement et étant déléguée à l'État. Toutefois, je ne vois pas pourquoi la délégation de cette responsabilité à l'État impliquerait que, par principe, certains soins soient à jamais prodigués dans des établissements publics. Il existe déjà au Québec plusieurs organisations plus ou moins privées qui se prêtent au jeu du système public. Presque tous les médecins du Québec ont finalement accepté de le faire. Les centres de soins de longue durée conventionnés en sont un autre exemple, et il y a sûrement d'autres partenaires intéressés. Pourvu que les ententes soient bien faites, le système public pourrait y gagner, du moins en investissements neufs.
Je ne suis pas naïve. L'offre hors établissements de services de plus en plus spécialisés soulève des problèmes que les cabinets de médecins ne posaient pas. Il faut des investissements considérables pour mettre sur pied des organisations capables d'offrir de tels services. Il faut trouver de nouveaux mécanismes pour les encadrer. Les relations de travail ne sont plus les mêmes. Pour certains, les problèmes sont tels qu'il vaudrait mieux s'abstenir. Ces problèmes sont réels, mais je crois qu'il faut les distinguer de ceux que posent les assurances privées, pour bien les analyser.
Selon moi, on peut très bien dire non à l'intrusion des assurances privées dans notre système public sans dire non à toute nouvelle organisation privée. On pourrait certes objecter qu'aucun investisseur ne voudra se risquer si les assurances privées ne sont pas dans le tableau. Mais au fond, c'est à nous et à nos gouvernements d'établir les règles du jeu. Si les assurances privées doivent être de la partie, il vaut sûrement mieux maintenir une certaine étanchéité entre ce qui est public et privé, pour éviter les doubles jeux menant le système public à finalement aider en priorité les mieux nantis. Le système d'éducation devrait nous servir de leçon à cet égard, me semble-t-il. Plusieurs raisons historiques expliquent probablement la situation actuelle en éducation, où les écoles privées du Québec bénéficient d'un soutien public important sans aucune obligation de retour envers les nombreux élèves qui ne fréquenteront jamais les institutions privées. Mais rien dans l'histoire de notre système de soins n'oblige à commettre la même erreur.
Comment progresser?
Au risque de déplaire au camp des défenseurs du tout public, je dirais que le projet de loi 33 allait dans la bonne direction. S'il ouvrait la porte toute grande aux centres médicaux spécialisés (CMS) et aux cliniques médicales associées (CMA), il n'autorisait les assurances privées que pour trois chirurgies. On m'objectera que le ministre se réservait le droit d'aller plus loin par voie de règlement. Il reste que ce projet de loi maintenait l'étanchéité entre le public et le privé, défavorisait pratiquement les assurances privées et interdisait encore la pratique mixte.
Au risque de déplaire à l'autre camp, j'ajouterai que le problème de ce projet de loi, c'est qu'il a légitimé certains états de fait qui brisent la logique du système. Quant aux assurances privées, il aurait fallu reculer et corriger le tir pour s'assurer que celles-ci ne puissent jamais donner un accès privilégié au réseau public. Pour les nouvelles formules organisationnelles toutefois, il me semble qu'on peut effectivement aller de l'avant et mesurer avec précaution ce qu'elles peuvent apporter au système public.
À gauche comme à droite, on m'en voudra sûrement de dire que le débat privé/public en santé a quelque chose de faux actuellement au Québec. J'aimerais avoir montré qu'il soulève aussi de vrais enjeux, capables de rallier tous les progressistes.
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Michèle Marchand, Médecin et philosophe


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