Lettre à Andrée Ferretti

Entre l'émotion esthétique et l’engagement social

17. Actualité archives 2007

Roxboro, le mardi 19 décembre 2006
Ma belle écrivaine,
Je voudrais d’abord te rappeler ces mots de Nicole Filion dans Le cadeau (Trois-Pistoles) − titre de circonstance, s’il en est, à l’approche des Fêtes : « Relativiser les commentaires élogieux permet de mettre en doute ceux qui le sont moins. » Il te faudra donc te méfier des bons mots que je m’apprête à t’écrire. Cet avertissement m’est inspiré des mots de ton dernier courriel qui te décourageait à jamais qu’on te prenne pour une écrivaine. Je ne voudrais pas que tu penses que ce que je vais t’écrire soit du type « prix de consolation ». C’est pour moi tout le contraire. L’écrivaine est au centre de ce que tu écris. Tes nouvelles en sont une preuve supplémentaire. S’il y en a qui ne le voit pas, tant pis pour eux.
« J’écrirais le poème le plus abstrait sur l'amour de Dieu qu'on y verrait un acte déguisé sur le militantisme. […] Je te fais part de ma peine et de ma colère, parce que je sais que tu me comprendras. » J’ai été trop longtemps président de l’UNEQ, et pas suffisamment écrivain aux yeux des autres, pour ne pas te comprendre. Cela dit, [Michel Lapierre, avec qui j’ai étudié à l’UQÀM, a fait une lecture réductrice de tes nouvelles intitulées Mon chien, le soleil et moi. En a-t-il fait une mauvaise lecture ? À n’en pas douter.->3393] D’autant sa lecture dénote de grandes limites. Je parlerais donc d’une lecture incomplète jalonnée d’erreurs d’interprétation. De son point de vue − ce que j’en ai lu samedi dernier −, le livre qu’il a tenu dans ses mains, le tien, était moins un objet littéraire qu’un texte politique associé à tes engagements qu’il sait connus des lecteurs du Devoir. D’où l’angle retenu pour la recension de ton livre. D’où aussi sa propension à associer les idées de tes personnages à tes propres pensées militantes. Là, oui, il est dans le champ.
D’abord parce que tu n’écris pas en dehors de ce que tu es, je veux dire en dehors de ton univers, encore moins en dehors de ton imaginaire et de ta sensibilité jamais séparée de ton « intelligence du cœur ». Lapierre n’a pas su voir les événements qui se passent au Québec, peu importe leur époque, comme étant l’inscription du réel dans un combat plus large pour la liberté. Il est resté dans sa « province » alors que tes nouvelles l’invitaient à voir le monde. Sa lecture a coincé les événements d’ici dans une perception militante de tes textes politiques, eux-mêmes pourtant inscrits dans l’engagement de l’histoire universelle : la pendaison de la Corriveau à Saint-Vallier en 1763, la défaite des Patriotes à Saint-Charles-sur-le-Richelieu en 1837, l’enrôlement des deux cent cinquante soldats de l’armée canadienne cantonnés, depuis 1942, sur la grève de Saint-Vallier, la conscience de Jérôme Cadrin, ouvrier de seconde classe au CN, d’être fils d’un peuple dépossédé et aliéné qui se fait « intuitivement une représentation aussi exacte de la place qu’il occupe dans le monde », l’anonymat combinée à l’absence d’identité, l’échec du référendum de 1995, l’indépendance du Québec à travers une militante nommée Bérangère, la défense de l’idée de la nation, celle de la langue française, etc. Disons que, selon le point de vue du critique, tu prêtais flanc à sa lecture restreinte.
Devant autant d’occurrences liées à la question nationale, Michel Lapierre transforme ce qui relève authentiquement de la création littéraire − éléments qu’il est incapable de reconnaître − en « instrument » de propagande indépendantiste : « Est-ce en écrivant des récits si extravagants que les indépendantistes déjoueront les ruses de Stéphane Dion ? » se demande-t-il alors. Il te prête, à mon point de vue, un entêtement obtus à la limite du caricatural. Ce qui, quant à moi, est méprisant pour la véritable écrivaine que je lis depuis ses tout premiers romans. Lapierre écrit que « La parole se dresse contre la parole. » ce qui est faux. Sa pensée manque de clarté. La parole se dresse contre les discours, contre le mensonge, pas contre la parole qui révèle. S’il est vrai que tu es une admiratrice de Gaston Miron, que tu crois que les poètes défendent les peuples dominés beaucoup mieux que les politiciens, il est difficile de suivre la logique du critique du Devoir quand il poursuit : « Voilà une pensée à peine cachée que l’on discerne dans les pages à la simplicité désarmante. Ceux qui s’étonneront qu’une militante forcenée suggère une réflexion si sereine et si proche de l’angélisme ne comprendront pas ces mots du livre : ˝Le vrai courage réside au fond des êtres fragiles˝. » Quant à moi, c’est plutôt la confuse conclusion de son article que je cherche encore à comprendre : « Y a-t-il une définition plus belle et plus mystérieuse de l’amour du pays québécois ? »
L’amour du pays est dans la faiblesse : voilà ce que les mots du critique me disent, voilà ce que j’en comprends. Alors que toi, tu es dans l’expérience humaine où tout est relatif et fragile. Je te l’ai dit, l’opinion d’un critique n’est qu’une opinion parmi d’autres. Seul inconvénient, c’est qu’elle rejoint des milliers de lecteurs. Mais bon. Je m’y suis déjà trop attardé. Il y a mieux à écrire, et pour toi, mieux à lire. Voici la mienne opinion, issue de ma double expérience de lecteur et d’écrivain dont la parole authentique veut être la seule manifestation.
Car c’est de cela dont ne cessent de parler tes nouvelles : de la parole et de la liberté. S’il y a un thème récurrent, c’est celui de la lecture qui ouvre à la conscience de soi et du monde tout en protégeant tes personnages de l’autodestruction. Je pense bien sûr à Aubépine DesRuisseaux : « La lecture l’aida à se forger sa propre vision du monde et d’elle-même et des causes objectives de la place qu’elle occupe dans ce monde… » Tu présentes la connaissance comme étant une véritable source de liberté. La connaissance nous rend moins misérable. Pour Jérôme Cadrin, la conscience que les mots organisent le monde est une conscience capitale qu’enfant, il portait déjà. La puissance créatrice du langage guide sa pensée, l’inspire et la réalise, pourrait-on dire. À ce point, qu’« il s’était demandé, affolé, si manquer de mots ce n’était pas manquer d’être. » Les mots et les livres apprennent au lecteur comme à la lectrice à être un homme ou une femme responsable de son destin. Les fréquenter, c’est devenir meilleur. Tout cela n’empêche pas Jérôme Cadrin d’avoir une conscience politique. Il ne suffit pas d’être bouleversé, il faut aussi être informé. L’inverse est aussi vrai.
Oui, je le pense vraiment, ta parole d’écrivaine n’est pas désincarnée, loin de-là. À travers des passions réelles, souvent inscrites dans notre histoire collective en lien avec le monde − je pense à Bérangère et Ahmet − tes personnages n’échappent pas à la dimension politique de leur destin respectif. Certes, je souhaiterais une Bérangère plus amoureuse encore, mais cela n’enlève rien à l’authenticité des histoires racontées. Chaque nouvelle contient une part du récit national qui s’intègre sans débordement idéologique dans le déroulement de l’action. D’une certaine manière, comme dans Fragilités, le lecteur se laisse toucher par la force d’évocation du texte que les mots font glisser dans un style vif et élégant. C’est à lire cette nouvelle qu’on constate que Lapierre n’a rien compris de ce que tu cherches à dire, à travers l’écriture, toujours plus forte que la conversation : « Le vrai courage réside au fond des êtres fragiles ; il tient toujours à la force de la résistance qu’ils opposent à l’atteinte de la part essentielle de leur identité. » Fragile ne veut pas dire faiblard, ainsi que le critique du Devoir le laisse entendre. On sent plutôt que chez tes personnages, les mots et les livres appartiennent à leur vie intérieure, à la force de cette vie. D’instinct, ils savent que si le discours brille, la parole, elle, éclaire. D’ailleurs, ton dernier récit, pour qui connaît ton projet de roman sur Spinoza, est un véritable clin d’œil à la joie qui te fait écrire et à la détermination que sous-tend toute affirmation de soi.
Tes nouvelles sont à la jonction de l’émotion esthétique et de l’engagement social. Je devine que lorsque tu écris, lorsque tu lis, tu cherches une éthique qui n’a rien à voir avec l’obsession militante qu’accole Lapierre à tes fictions. Ce faisant, il en réduit leur portée, ignorant du même souffle le pouvoir du mot créateur. C’est ce qu’il n’a pas vu : qu’il était en face d’une écrivaine, non d’une militante : « Le pouvoir des mots, c’est la puissance de Pascal d’éprouver dans sa chair l’angoisse des espaces infinis […], c’est la puissance de Beethoven d’éprouver dans sa chair l’angoisse du temps qui passe et de composer, pour la transcender, des sonates inoubliables […]. […] Puisque tout autant, le pouvoir des mots, c’est le pouvoir de tous les Bush de l’histoire, de ses banquiers, de ses fabricants d’armes, de ses chefs d’armée […]. » La parole créatrice contre le discours mensonger, justement : « Le mensonge, aujourd’hui, c’est notre démission devant la désincarnation de la parole qui devient de plus en plus discours des objets, plutôt qu’expression de l’intuition sensible. » Il faut être con pour penser que c’est de l’angélisme. M’enfin !
L’importance que tu accordes aux mots ordonne les réalités du monde, quand ce n’est pas la beauté et son intimité. Comme dans la nouvelle À même l’oubli qui n’est pas sans me rappeler L’été de la compassion, roman que j’ai tant aimé.
« Une bonne prose est illuminée de poésie. » Carson McCullers que cite Nicole Filion dans son Cadeau. Voilà de quoi sont fabriquées tes nouvelles : de l’appartenance et de l’ouverture, de l’émotion et de l’humain, tout cela à même la matière de ton imaginaire d’écrivaine.
Ne te laisse pas déborder par la colère. Tu en as vu d’autres. Et tu en feras voir d’autres. La littérature n’aura jamais à rougir de toi.

Bruno Roy


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