Savez-vous quelles furent les premières victimes des gilets jaunes ? Lorsque, à la faveur d’une taxe sur le diesel, des milliers d’hommes et de femmes ont surgi de nulle part en novembre dernier pour s’emparer des ronds-points de la France, la surprise fut totale. Dirigeants politiques, journalistes, sociologues, personne n’avait vu venir cette irruption spontanée, et encore moins prévu que le mouvement durerait plus de deux mois.
Étrangement, les premières cibles de ces sans-culottes postmodernes ne furent ni les entreprises, ni les administrations publiques, ni les policiers. Ce furent… les radars ! Dès la fin de novembre, La Dépêche du Midi rapportait qu’en dix jours seulement plus de 600 radars avaient été vandalisés sur les routes. Certains ont été démolis ou incendiés. D’autres ont été recouverts de peinture ou d’une simple bâche. Selon les organismes spécialisés, pas moins des deux tiers des radars de la France sont aujourd’hui hors service.
Pour décrire cette insurrection des ronds-points, on a parlé de « jacqueries », ces révoltes paysannes spontanées et violentes qui furent dirigées contre la noblesse, mais dont la bourgeoisie naissante se dissocia rapidement. Sous l’Ancien Régime, on traitait de « jacques » les vilains et les bouseux. Un peu comme aujourd’hui la nouvelle bourgeoisie 2.0 des quartiers gentrifiés parle des « beaufs » pour ridiculiser ces habitants des quartiers périphériques, à qui l’on ne se gêne pas pour faire la morale (le « mononcle » québécois).
Mais la dégradation des radars n’évoque-t-elle pas aussi la lointaine révolte des premiers ouvriers de l’ère industrielle qui détruisaient, eux, les métiers à tisser et les machines à carder ? Marx a longuement décrit ces premières mutineries ouvrières, comme celle des luddites anglais au début du XIXe siècle. Comme la nôtre, cette époque connaissait des mutations profondes. C’est alors que l’on supprima les lois protégeant les artisans au profit de ce qu’on appelle toujours le « laisser-faire ». En 1812, ces destructions seront punies de la peine de mort et plusieurs luddistes seront pendus.
Coïncidence, le héros du dernier roman de Michel Houellebecq, Sérotonine, se fait, lui, un devoir de détruire les détecteurs de fumée chaque fois qu’il arrive quelque part. Deux siècles séparent évidemment les luddites des gilets jaunes. Mais faut-il s’étonner qu’un mouvement aussi spontané et désorganisé que ses lointains aïeuls s’en prenne aux radars ? Ces « pompes à fric » rapportent 6,5 milliards de dollars à l’État chaque année. Et qui en sont les principales victimes sinon les habitants de ces régions souvent désertifiées où, à cause du dépérissement des petites villes, la voiture est devenue un esclavage ?
En Angleterre, il a fallu le mouvement chartiste, puis les trade unions, pour calmer la révolte contre les machines, humaniser le travail et rendre leur dignité aux ouvriers. Abandonnés et même dénigrés par la gauche, ignorés des syndicats, sans la moindre organisation, les gilets jaunes évoquent en contrepoint ces mouvements spontanés sans la moindre organisation. D’où ce sentiment légitime de hurler dans le désert.
Parmi les tout premiers témoignages du « grand débat » que vient de lancer Emmanuel Macron, on a entendu des maires expliquer comment leur petite ville était en déshérence depuis que la poste, la caisse d’épargne et le boulanger avaient fermé. Au pays de la baguette, de la flûte et du bâtard, on a même remplacé dans certains villages la boulangerie par des distributrices de pain !
Mais ce qu’on sentait surtout dans ces témoignages, c’était l’infinie tristesse de ces habitants dont le milieu de vie se désagrège. Des villageois à qui l’on offre pour seul prix de consolation des comptoirs automatisés symboles d’une machine administrative froide et anonyme. Ce n’est pas un hasard si plusieurs ont retrouvé dans la fraternité des ronds-points la convivialité du café du coin. Un café qui, dans de nombreux endroits, est placardé. En France, ce sont 7000 cafés qui ferment par année !
Ce n’est pas être chauvin que de constater que peu de pays ont atteint comme la France un tel raffinement dans l’art de la convivialité, que ce soit celle de la table, celle des rapports de séduction ou celle de la simple conversation. Bien au-delà des problèmes de taxation et de niveau de vie, pourtant réels, ce qu’illustre la révolte des gilets jaunes, c’est que les Français ne se résignent pas à voir leurs relations humaines, que ce soit avec le facteur, avec le boulanger ou même avec la police, supprimées ou réduites à de simples et froids échanges avec des machines.
Plus que les échauffourées des grandes villes et leur show médiatique, ces destructions de radars expriment un sentiment de dépossession. Comment ne pas y voir une inquiétude légitime face à une société qui se déshumanise ? Pendant que les bobos parisiens se gorgent de technologies et bousculent les passants paisibles en circulant en trottinette électrique sur les trottoirs enfermés dans leur monde numérique au son d’une musique de robots, la France d’en bas lance un cri d’alarme. Mais qu’entend-on du monde extérieur avec un casque d’écoute sur les oreilles ?