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Commission de consultation sur les
pratiques d'accommodement
reliées aux différences culturelles
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Remarque préliminaire :
Voici un texte écrit à l’intention de la Commission Bouchard-Taylor et envoyé par internet le 17 novembre 2007.
L’auteur ne demande pas de se présenter en personne devant la Commission.
***
À peine commencée, la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles apparut comme le lieu de convergence de manifestations diverses relatives à l’identité du peuple québécois et à l’intégration des immigrants. Nombre de ces manifestations ont comme toile de fond à la fois l’affirmation frileuse de notre identité nationale et la confusion résultant de notre situation au sein de la nation canadienne. D’ailleurs, cette Commission elle-même doit son existence à l’incapacité assez manifeste de l’actuel gouvernement à l’Assemblée nationale de dire clairement en quoi consiste la nation québécoise chez qui viennent s’installer à demeure des immigrants.
On aura remarqué que d’entrée de jeu on emploie dans ce texte les mots peuple et nation comme synonymes. Cela est lexicalement justifié, car sous chacune de ces entrées au dictionnaire on trouve des significations qui se recoupent. Et l’étendue de sens qu’ils recevront ici apparaîtra au cours de la démarche. D’ailleurs, la pensée a encore besoin de quelques efforts de ressourcement pour surmonter le sens péjoratif que le mot nation a hérité de nationalismes débridés qui ont sévi particulièrement au siècle dernier.
Langage
Tout d’abord, il convient de prendre acte actuellement que l’être d’un peuple, son identité, se forge au fil du temps dans le langage comme milieu vital, c’est-à-dire milieu d’où se tire l’origine. Le langage est l’élément primordial en qui naît et se développe une nation. Ainsi compris, le langage retrouve ses lettres de noblesse. Car alors on peut percevoir de nouveau, comme ce fut le cas au tout début de la pensée gréco-romaine, la nôtre, que si le langage peut apparaître et servir comme moyen d’expression et de communication, c’est qu’il est d’abord constitutif de l’être même de l’humain. L’humain est le vivant doué de langage, disait Aristote pour le distinguer essentiellement des autres. Aussi le langage, la langue, contrairement à l’opinion courante, ne doit pas se réduire à un simple instrument ou outil au service de la pensée. Bien plutôt la pensée éclot dans le langage et croît langagière. Elle est de fond en comble de cette nature. Ainsi le français, la langue du peuple québécois, a imprégné et doit continuer de déterminer la culture de ce peuple, de modeler l’établissement de son monde sur son territoire, ses manières de vivre, ses valeurs ou ses idéaux. Ses idéaux fondamentaux tels que la solidarité dans la liberté, et encore l’égalité permettant à tous de se reconnaître semblables indépendamment du sexe ou des origines.
Ceci étant, il était légitime et nécessaire, et ça l’est encore, de déclarer législativement le français langue officielle et commune de la nation québécoise. Ce qui ne signifie pas, il faut le dire tout de suite, que les Québécois peuvent sans inconvénient s’en tenir à cette seule langue. Pouvoir lire et parler l’espagnol, l’anglais, l’allemand, entre autres exemples, s’avèrent des habiletés nécessaires pour participer fructueusement et largement aux mondes du travail et des communications. Et c’est aussi tout simplement une exigence culturelle. Donc le français, langue commune du peuple québécois, est avant tout l’élément fondamental, fondateur, de l’être de cette nation, de son histoire passée, présente et à venir.
Histoire
C’est en effet au cours de 400 ans d’histoire que l’identité québécoise d’aujourd’hui s’est développée dans la langue française. Beaucoup d’interventions à la Commission Bouchard-Taylor et nombre de commentaires et chroniques dans les journaux laissent percevoir une ambiguïté constante dans la compréhension et l’utilisation de l’histoire. Pour les uns, l’histoire veut toujours dire ce qui est arrivé dans le passé. Et, de son côté, la science de l’histoire, telle que développée en particulier au dix-neuvième siècle, s’est donné comme objet l’étude critique des sources de la connaissance de ce passé. D’où les accusations de passéisme souvent proférées par des politiciens et autres intervenants à l’endroit de ceux qui lient identité nationale et héritage. On devrait plutôt, selon eux, concentrer son regard sur le présent et l’avenir et s’engager dans leur pleine réalisation ou actualisation sans rétroviseur.
Mais il s’est développé, au cours du dernier siècle en particulier, une compréhension de l’histoire qui, plutôt que de les opposer, intègre les différents moments de la temporalité : soit le passé, l’avenir et le présent. Une compréhension qui se base sur le phénomène même de l’existence concrète de l’humain. Voici, trop brièvement bien sûr, comment, à ce point de vue, se présente l’historicité. Notre existence ou notre vie quotidienne se développe essentiellement par projets. Un projet est une avancée quelconque, comme aller faire l’épicerie demain matin, labourer la terre cet automne pour les semailles du printemps prochain, préparer un voyage pour l’hiver qui vient, s’inscrire à des cours en vue de chanter à l’opéra, voir à des arrangements funéraires, planifier une naissance, etc. Chacune de ces avancées est un saut dans l’avenir. Mais toujours nous élançons-nous dans ces projets à partir de ce que nous sommes devenus au cours de notre vie. Ce que nous sommes à tout moment est le rassemblement d’un héritage parental et de nos acquis développementaux. Donc un rassemblement du passé, de notre passé. Et tout cela est mis en œuvre dans un moment déterminé, mais fugitif, qu’est le présent. Exister consiste donc à œuvrer sa vie au présent dans une perspective d’avenir, avenir lui-même projeté à partir de ce que nous sommes devenus en tenant rassemblé en notre être et mémoire le passé ou l’ensemble de nos héritages et de nos acquis. Cette historicité existentielle est au fondement même de l’histoire. Celle-ci ne saurait se réduire au seul passé. La considérer ainsi constitue une abstraction, privilégiée par une certaine science et sans doute nécessaire pour elle, mais néfaste pour la conduite humaine concrète tant dans ses dimensions privées que publiques. Et, partant, dire que l’identité québécoise a un fondement historique, qu’elle est héritière, n’a rien à voir avec un quelconque retour à des archaïsmes ou avec quelque fixation romantique dans un passé prétendument révolu.
Immigration et intégration
L’historicité ainsi établie dans le phénomène même de l’existence concrète aide, pour sûr, à comprendre ce que cela signifie quand on dit et répète à tout venant que l’identité québécoise se fonde sur la langue française en qui s’est développée son histoire depuis 400 ans, et en qui nous souhaitons, encore et toujours, que cette identité poursuive son chemin pour l’avenir. C’est précisément en regard de cette réalité historique comme toile de fond que les questions d’immigration et d’intégration doivent être projetées, débattues et réglées. Il y a le peuple québécois, déjà là, à qui se sont ajoutés, au fil des ans, de nouveaux arrivants qui tantôt ont décidé librement d’être pleinement de ce peuple, et tantôt se sont opposés à lui ou tenus tout simplement à l’écart. Le phénomène de l’immigration du temps présent poursuit ce processus complexe d’accroissement et tend à l’amplifier.
À la différence de l’assimilation qui peut relever de l’indifférence à l’égard de ce que l’on est ou encore de la contrainte extérieure exercée sur quelqu’un ou un groupe, l’intégration fait plutôt appel à la liberté et à la créativité. L’intégration véritable à une société d’accueil n’arrive, il semble bien, que par la décision de quelqu’un d’assumer librement le projet même de cette société. Et cela en mettant à contribution les ressources, les moyens et les capacités dont chacun dispose en arrivant chez elle. Bien entendu, ces ressources et moyens doivent être compatibles avec l’essentiel du projet d’existence de cette société. On le voit, il s’agit d’assumer de l’intérieur ce projet. Mais il faut prendre acte que ce projet doit être respectueux des droits fondamentaux de l’humain, sinon, en plus d’être illégitime, il ne susciterait pas d’adhésion éclairée et libre. Il pourrait, par ailleurs, comporter quelque obligation particulière relevant d’une situation historique déterminée. Comme, par exemple, la nécessité et l’urgence pour la nation québécoise de formuler des exigences propres concernant la sauvegarde de son patrimoine langagier français, toujours exposé qu’il est à des infiltrations envahissantes de la part de son immense entourage anglophone. Mais cette obligation ou ces exigences, bien que particulières, ne sauraient être préjudiciables à l’humain comme tel. Elles sont inhérentes au projet concret et légitime de la nation québécoise, et elles doivent être présentées comme telles au choix éclairé et libre de l’immigrant. Par ailleurs, la condition même de celui-ci implique l’ouverture à ce projet, c’est-à-dire l’intention délibérée de l’adopter pour sien s’il veut vivre au Québec. L’intégration vraie n’a rien à voir avec quelque contrainte externe.
Mais il faut ici dire plus: si la nation québécoise veut que l’intégration des immigrants soit une dimension importante de son devenir, il est nécessaire et urgent qu’elle remplisse ses devoirs de société d’accueil. Il est inhumain et condamnable, par exemple, que son gouvernement ne mette pas en place tous les moyens nécessaires pour aider les arrivants à se familiariser le plus rapidement possible avec la langue commune, le français; il est aussi inacceptable qu’il tarde à intervenir pour convaincre divers ordres professionnels de laisser tomber des exigences exagérées dans la reconnaissance des diplômes et de l’expérience des immigrants. Il faut de toute urgence accélérer ce processus de manière à ce que les nouveaux venus s’insèrent rapidement dans le marché du travail et accèdent ainsi à une autonomie financière normale. Et quant aux citoyens eux-mêmes, ils doivent comprendre que la chaleur de leur accueil, signe non équivoque d’humanité, est également indispensable. Seule la qualité de l’accueil peut dégager une atmosphère qui permette aux arrivants d’expérimenter notre société, à tous les jours, comme un milieu où il fait bon vivre.
Pour que le peuple québécois puisse demeurer ce qu’il est, tous les citoyens, sans distinction, doivent s’alimenter au même flux vital qu’est la langue commune, le français. C’est dans cette perspective d’essentiel partage que tous les Québécois peuvent se dire : Nous sommes une nation, un peuple. Ce peuple, cette nation, ce nous, se trouve maintenant dans la situation où il doit s’expliciter à lui-même comment il incombe à tout un chacun d’adhérer à la vie commune, ou au vivre-ensemble, comme on affectionne de dire maintenant. Ce nous, en son unité de fait déjà métissée biologiquement et culturellement irisée, doit se dire en toute clarté, franchise et détermination ce que son existence requiert et ne peut tolérer. Le peuple québécois, pour être tout simplement, doit reconnaître son identité, la déclarer, l’affirmer et la cultiver. La diversité des peuples n’est pas une tare de l’humanité. Celle-ci, normalement, rayonne en la multiplicité des nations qui sont, il faut le reconnaître, autant de manières pour les humains d’habiter la terre et d’afficher des possibilités différentes d’être.
Le nous et l’histoire
Le nous de la nation québécoise pose, ces derniers temps, la question des rapports de l’identité à l’histoire avec une acuité particulière. Prenons comme exemple le texte « Une loi de la clarté identitaire? » de [M. Jocelyn Létourneau, paru dans Le Devoir du 6 novembre dernier->10129]. Ce texte s’en prend à un article de [M. Bock-Côté, publié dans le même journal quelques jours auparavant->9836], dont il rapporte quelques passages : « … s’intégrer à une société, c’est apprendre à dire nous avec elle » et « rejoindre le fait national, c’est adhérer à un patrimoine historique, à une mémoire et à une identité substantielle ». Dire des choses semblables, d’après M. Létourneau, c’est allumer « un briquet à côté d’un baril d’essence ». « Je m’élève, écrit encore M. Létourneau, contre la conception défendue par M. Bock-Côté qui veut qu’il y ait un héritage fondateur aux sociétés, sorte de substrat immuable et intemporel qui renvoie à l’idée de peuple éternel, pour une deuxième raison : parce que l’histoire montre qu’il n’en est rien. »
Que peut-on penser de tout cela? D’abord que l’emploi du mot substantielle pour qualifier l’identité a réveillé chez M. Létourneau la conception métaphysique platonicienne de l’idée immuable, intemporelle et donc éternelle de peuple. Héritage culturel qui a façonné la pensée occidentale. - En passant, M. C. Taylor s’élevait aussi, dans le même journal quelque temps après 1995, contre tout essentialisme dans la détermination de l’être d’un peuple. - Voici donc à l’œuvre la vieille opposition entre être et devenir, entre le stable et le changeant. Mais la pensée, au moins depuis les débuts du siècle dernier, est en voie de se libérer de cette dichotomie.
En effet, on peut maintenant parler de substrat, de substance et d’essence sans qu’il soit nécessairement référé à une réalité éternelle ou immuable appartenant à un monde non sensible. Et alors on veut tout simplement, par ces mots, signifier un noyau, un fond de réalité de quelque chose qui demeure dans et à travers le changement. Par exemple, prenons le soi humain. Chacun a conscience des multiples changements qui l’affectent au cours de son existence, et chacun aussi a conscience qu’il demeure fondamentalement le même à travers toute cette évolution et ces modifications. Chacun se révèle à lui-même comme un soi qui a changé, qui change, mais qui néanmoins garde son identité. De sorte que être, c’est être en devenir ou être devenir.
Tout ceci vaut aussi pour un peuple qui n’est, en somme, qu’un ensemble d’humains ayant chacun un soi dont le devenir implique toujours les autres, les semblables. Ces humains ont aussi conscience du devenir de cet être-ensemble. Devenir qui n’efface pas la manifestation d’une identité qui perdure dans les processus de modifications et d’évolutions. Tout ceci appartient au phénomène de la réalité totale et unifiée de l’humain. De l’humain comme soi individuel et comme nation ou peuple. Essence et substance signifient cette réalité changeante, mais perdurant dans le temps, gardant son identité propre par laquelle cette même réalité est un quelque chose de déterminé et reconnaissable comme tel à l’expérience. L’essence de l’humain réside dans son existence, a dit Heidegger en 1927. La pensée occidentale était ainsi invitée à surmonter ses dichotomies métaphysiques. Ce n’était peut-être pas un briquet allumé à côté d’un baril d’essence, mais à tout le moins un séisme de bonne magnitude. Et depuis on a compris lentement que le soi humain n’est pas une particule retranchée, un ego isolé, mais ouverture, sortie, être-dans-le-monde, être avec les autres, être réseaux, rapports, cheminements. D’ailleurs, le mot ex-istence lui-même laisse bien entendre cette sorte de sortie ou d’ouverture qui permet justement les différentes manifestations du devenir impliqué dans être. Donc le soi humain est place ouverte, place de clarté, où s’instaure le temps comme avenir projeté à partir d’un passé rassemblé en héritage et mémoire, et se bâtissant, se mettant en œuvre, s’oeuvrant dans tout présent de la quotidienneté laborieuse, poétique et pensante.
Le nous de la nation québécoise n’est pas racial ou ethnique au sens péjoratif du terme. Et il ne se veut pas de cette trempe. Il est le rassemblement même, le rassemblement personnalisé en quelque sorte de cette nation telle qu’elle s’est construite au cours des ans, des siècles, en intégrant toujours de nouveaux arrivants avec leurs bagages culturels et leur volonté de participer à l’édification jamais achevée d’une identité nationale. Avec des hauts et des bas, faut-il admettre.
Nation civique
Dans le même filon de pensée, la Commission Bouchard-Taylor a déjà remis à l’ordre du jour l’idée de nation civique pour caractériser l’identité québécoise. La nation civique, en deux mots, résulte en quelque sorte de l’intégration des membres d’une collectivité par l’intermédiaire de lois communes et la gouverne d’un État. Elle se fonde, en définitive, sur une entente contractuelle qui, elle-même, a le caractère d’une convention. Mais, semble-t-il, il faut écarter cette forme de nationalité comme déterminant identitaire premier.
La nation civique n’est qu’un aspect de la nation réelle. En elle-même et prise pour elle-même, elle n’est qu’une abstraction en manque de substance. La nationalité civique est aseptisée, desséchée, exsangue. Et prière de remarquer qu’ici les expressions substance, exsangue, ne renvoient pas à des concepts métaphysiques traditionnels ni à une quelconque idéologie raciale, mais signifient métaphoriquement des dimensions de la réalité humaine concrète, dense et touffue. Les mots du langage ont en effet la précieuse capacité de ne pas rester prisonniers de directions ou de significations qu’ils ont prises au cours du développement historique de l’humanité. Ils peuvent porter au-delà, comme le dit si bien le mot même de métaphore. Et l’humain, tout humain, a la capacité correspondante d’interpréter la signification des mots dans le sens global d’un discours déterminé. Si seulement il est au fait de ses propres et nécessaires préjugés - pré-jugements et pré-conceptions - et s’il a la moindre disponibilité pour les remettre en question.
Donc, la nationalité contenant l’identité concrète d’une nation, c’est-t-dire son ethnicité, pour renvoyer à [un texte de M. G. Bouchard->aut242], publié aussi dans Le Devoir quelques temps après 1995, s’avère plutôt à la fois langagière, culturelle, historique, territoriale et civique ou politique. Les nations qui se sont formées et gardent quelque promesse de durer dans le temps ont tablé sur autre chose qu’un seul consensus. Elles ont plutôt été portées par un fond d’humanité concret langagier, historique, culturel, inscrits dans un territoire, dont les forces incitatives et les capacités de rassemblement les ont amenées à se constituer un ensemble de lois et à s’établir une autorité gouvernementale. En somme, la nationalité civique ne doit pas s’opposer à la nationalité historique et culturelle, mais constitue tout juste une dimension, si importante soit-elle, de la nationalité identitaire concrète.
Nationalité civique et interculturalisme
Faisons un autre pas. Jusqu’ici, la réception à la Commission Bouchard-Taylor des diverses interventions relatives au thème de l’immigration et des rencontres ou chocs culturels semble avoir été faite dans la perspective de l’interculturalisme. Si j’ai bonne souvenance, on s’est mis à parler d’interculturalisme au Québec dans les années 1970. C’était, semble-t-il, pour tenter de trouver une position d’ouverture aux altérités culturelles originale qui prendrait ses distances par rapport au multiculturalisme adopté par une loi canadienne. C’est que déjà on soupçonnait ce multiculturalisme de pouvoir diluer l’identité nationale. Aussi a-t-on reconnu progressivement depuis que cette compréhension de la coexistence de cultures différentes dans une même nation a effectivement la capacité peu enviable d’atomiser la société en groupes distincts et de conduire, si on n’y prend garde, à des ghettoïsations néfastes pour la vie en commun.
Après le référendum de 1995, comme nous le savons tous, intellectuels et politiciens se sont rabattus sur l’idée de nationalité civique pour échapper aux apparences et reproches d’ethnicisme. Pensant pouvoir ainsi s’afficher sans contredit inclusifs pour les gens d’autres cultures. Et dans la même veine, on a également, depuis cet événement, revalorisé avec une certaine ferveur l’idée d’interculturalisme comme alternative à la politique canadienne du multiculturalisme. Ici, deux questions : l’omniprésent discours relatifs aux communautés se constituant à pleine allure sur certaines parties du territoire ne serait-il pas le signe de la présence effective du multiculturalisme, même si on le critique et le rejette en principe? Y aurait-il là un embryon de communautarisme empêchant éventuellement une véritable intégration des altérités culturelles?
Quoi qu’il en soit, la nationalité civique, prise comme déterminant premier ou exclusif de l’identité nationale, semble être le cadre approprié pour permettre à l’interculturalisme de produire les mêmes effets que le multiculturalisme. En effet, si la nationalité d’un peuple est réduite à la seule dimension civique et fait abstraction de sa densité historique qui est de fond en comble langagière, culturelle, territoriale, on ne voit pas comment elle pourrait exercer suffisamment d’attrait pour favoriser une intégration réelle et profonde. Cette nationalité, soi-disant débarrassée de toute teneur ethnique, se prive en fait d’un fond humain concret auquel les immigrants, de génération en génération, sont invités à s’intégrer ou par lequel ils peuvent se sentir conviés à en faire partie. C’est la vie concrète en toutes ses modalités propres qui peut exercer l’attrait suffisant pour déclencher chez les gens de l’extérieur le désir de s’y joindre en permanence. Alors on voit difficilement comment l’ouverture aux altérités culturelles impliquée dans l’interculturalisme, lui-même situé dans le cadre de la nation civique, pourrait ne pas conduire à la constitution de groupes séparés peu enclins à s’intégrer au noyau central qu’est la société d’accueil telle qu’elle se constitue historiquement.
Ici, on peut observer que la Charte canadienne des droits et libertés, telle que formulée, paraît tout à fait adaptée à cette idée de nation civique. En tant que s’intéressant ou s’adressant d’abord à l’individu, elle est un document fondateur d’un individualisme d’abord soucieux de faire valoir ses droits, et initiateur d’un juridisme à l’avenant. D’où la confusion semée dans l’esprit des immigrants : venant ici, ils ont en tête ce Canada qui leur a été présenté, mais il trouve un Québec qui veut pour lui-même une nationalité et un nationalisme différents. Il est vrai que la liberté est un acquis des Temps modernes. Mais tout aussi essentielles et modernes sont l’égalité et la fraternité. Ces trois sont inter-reliées. Laissée à elle-même, la liberté peut se prétendre absolue; mais l’égalité est là pour la tempérer; et, de son côté, la fraternité qualifie, caractérise l’égalité envisagée. Puis cette fraternité, pour sa part et bien comprise, se décline tout naturellement comme affinité, ressemblance, solidarité et responsabilité.
La nation concrète en toutes ses dimensions est le milieu d’exercice tout désigné pour ces trois pôles ou vecteurs indissociables de la modernité. Et le nous identitaire, tel que nous l’avons présenté, assumant cette nation concrète doit intégrer et assumer tous ces éléments avec leurs impératifs. Il est vrai et indiscutable, par exemple, que le Chinois du fond de la lointaine Asie est mon égal. Mais lui comme moi, nous avons bien plus de chance de vivre concrètement cette égalité dans toutes ses exigences et ses subtilités avec nos concitoyens immédiats devenus fraternellement des semblables et se reconnaissant une affinité par et pour le partage de modes de vie particuliers. Il semble bien que la nation concrète en toute sa densité d’être, siège du nous identitaire qui n’exclut personne qui désire s’intégrer, soit la place privilégiée, sinon la seule, où peuvent se vivre à plein le fondement de la modernité qui se décline en liberté, égalité et fraternité. Et à ce titre la nation serait aussi un legs de la modernité.
En somme, la nationalité civique et l’interculturalisme qui y trouve son terrain de jeu, s’avèrent capables, ensemble, d’éroder ou de rogner avec le temps le substrat langagier, historique, culturel du peuple québécois. Son identité, en somme. L’intégration librement consentie à ce substrat national est seule prometteuse d’avenir. Car alors chacun, quels que soient ses origines et son bagage culturel, fait lui-même le tri des apports qui respectent, favorisent et contribuent à l’édification de l’identité concrète de ce peuple. Peuple engagé depuis longtemps dans la poursuite de ce qu’il souhaite comme destin, avec une détermination variable selon les époques, avec une conscience variable aussi des apports enrichissants des immigrants intégrés, et se voyant lui-même changer pour le mieux au fil de ces intégrations réussies. Peuple qui n’a pas encore réussi à se vouloir résolument jusqu’à la prise des pleins pouvoirs sur son destin.
Et c’est, semble-t-il, cette indétermination qui laisse place à des questions et des problèmes comme ceux qui ont conduit à la constitution de l’actuelle Commission sur les accommodements raisonnables. À certains égards, celle-ci est un cataplasme, sans doute utile, voire bienfaisant provisoirement. Tout dépendra des suites que les autorités voudront bien lui donner. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer qu’on n’aurait assez vraisemblablement même pas songé à mettre sur pied une telle Commission dans un autre ordre de choses plus normal et plus satisfaisant pour une nation.
Laïcité
D’autre part, la laïcité est apparue depuis quelques temps, à l’occasion de mesures ou d’incidents largement médiatisés et, partant, connus d’à peu près tout le monde, comme un élément important de notre conscience identitaire. Il importe présentement de voir que la laïcité dont se réclame notre nation n’est pas un état parfaitement accompli, mais reste encore un processus. Elle le demeurera sans doute toujours étant donné l’ampleur du phénomène religieux dans le monde.
Cette laïcité était en germe depuis fort longtemps quand dans la seconde moitié du siècle dernier elle réussit à s’affirmer plus expressément dans une éclosion rapide et généralisée. Lorsque, par exemple, la santé et l’éducation, qui jusque-là étaient des domaines d’activités relevant en majeure partie des communautés religieuses, voire du clergé, sont devenues des secteurs de la vie publique assumés par l’État et relevant de son autorité. Le peuple québécois faisait ainsi un pas important dans la mise en place de la laïcité. Une démarche qui ne fut pas sans causer quelques douleurs chez une partie de la population, mais nécessaire tout de même pour une conscience collective devenue de plus en plus au fait des abus d’un moralisme doctrinaire catholique, ainsi que des oppositions et exclusivismes engendrés par les diverses croyances religieuses.
Une démarche qui heureusement put s’accomplir jusqu’à maintenant sans brutalité, sans que, par exemple, on fit table rase de toute la symbolique chrétienne. Cette symbolique reste en partie liée à des acquis culturels à la fois inspirés du christianisme et reflétant des aspirations profondément humaines de rassemblement, de partage, de lumière et de justice. Toutes choses reconnues comme appartenant sans conteste au bagage identitaire de notre nation. L’église du village, par exemple, peut encore réunir diverses dimensions de cette symbolique aux yeux de plusieurs.
Le peuple québécois est encore à opérer un tri dans l’ensemble des signes et symboles religieux semés un peu partout dans son propre monde et sur son territoire, ou faisant partie de son patrimoine bâti et culturel. On doit veiller à ce que cette démarche délicate soit épargnée de bousculades suggérées, entre autres, par un trop grand empressement.
Alors, dans ce contexte, il est compréhensible que la population éprouve quelques appréhensions et émettent des critiques lorsqu’elle voit des citoyens nouvellement arrivés ou d’autres plus anciens afficher des symboles qui sont en eux-mêmes, ou peuvent le devenir, des signes annonciateurs de mentalités et de pratiques qui vont à l’encontre de son projet fondamental. Bien sûr, ces signes et symboles, tout comme ceux de la chrétienté, peuvent être à la fois des marques de croyances religieuses et d’acquis culturels. Mais la nation québécoise ayant elle-même été aux prises avec son propre intégrisme religieux, démêlés qui ont toujours une certaine actualité comme en font foi plusieurs interventions à la Commission Bouchard-Taylor, et cette nation étant également au fait, grâce à l’universalité de l’information, des mouvements intégristes et fondamentalistes religieux sévissant dans d’autres cultures et civilisations, il apparaît donc compréhensible et légitime qu’elle soit sur ses gardes vis-à-vis d’attitudes et de pratiques qui peuvent entamer ou contredire ses propres fondements, c’est-à-dire des biens ou idéaux essentiels à son projet d’existence tels que la liberté et l’égalité de tous, en particulier l’égalité de l’homme et de la femme.
La laïcité de la nation québécoise veut respecter la liberté de religion. Mais en même temps elle réclame la séparation de l’Église et de l’État, demande que l’enseignement religieux confessionnel relève de la vie privée et soit assumé par les familles, ou soit offert dans les églises, les temples, les synagogues et les mosquées. Elle exige de façon générale que la religion ne s’affiche pas dans les lieux, instances et organismes publics. Par exemple, elle voit avec une certaine suspicion les prières faites avec plus ou moins d’ostentation en des lieux publics. Ironie de la chose : elle a appris du christianisme lui-même qu’il est bon de prier son dieu dans le secret!
Cette laïcité semble aussi avoir du mal avec le foulard porté par quelques femmes musulmanes. Parce que ce voile paraît être, au moins dans certains cas, l’équivalent d’une prédication confessionnelle ou d’un prosélytisme militant, et qu’il peut signifier une situation d’inégalité de la femme par rapport à l’homme. La tête étant le symbole de la dignité, de la noblesse, de la liberté et de l’esprit dont participent également les deux sexes, ce voile-hidjab peut apparaître comme un diminutif du nikhab et de la burka qui, eux, représentent très manifestement un enfermement de la femme dans un état de soumission et d’infériorité. Il se peut que d’aucuns, à la vue de ses symboles, aient des poussées d’urticaire xénophobes. Mais nos concitoyennes arabo-musulmanes ne doivent pas s’étonner que des gens de cette nation-ci, de leur nouvelle nation à elles, tout accueillants qu’ils soient pour les immigrants, aient assez de lucidité pour percevoir les liens entre ces symboles et les états d’infériorité féminine qui sévissent ailleurs.
Dans ces conditions, aussi bien les accusations d’intégrisme laïc à l’endroit de ceux qui réclament résolument la laïcité pour la vie publique, que les demandes de ramener l’enseignement religieux confessionnel dans les écoles subventionnées par l’État et les reproches de xénophobie paraissent-ils non fondés et irrecevables. La laïcité québécoise en train de s’établir et de se définir doit s’opposer résolument à ces tentatives ressemblant assez bien à des combats d’arrière-garde.
Conclusion
On devrait cesser, entend-on dire ici et là, de discourir sur l’identité québécoise et laisser cette société aller paisiblement, sinon béatement, son chemin dans la modernité se mondialisant au gré des intérêts marchands. Car il est difficile sinon impossible, prétend-on, de définir cette identité. Oui, c’est difficile, c’est une tâche ardue, doit-on poursuivre, de camper avec justesse l’identité d’une nation, tout comme il est très difficile, par exemple, de définir un visage. Mais, quoiqu’on dise, un visage reste toujours reconnaissable dans la mouvance normale et naturelle de ses traits. Et on peut tenter de le caractériser, on peut essayer de ne pas l’empêcher d’apparaître en sa vitalité et ses attraits. Ainsi peut-il en aller de la nation. La nation québécoise doit se reconnaître dans sa complexité, elle doit faire voir son visage, son vrai visage buriné par des expériences multiples d’interactions, un visage plus ou moins affermi et affirmé, un visage quelque peu énigmatique, mais cherchant de bonne foi un sourire authentique et accueillant pour les altérités respectueuses de son identité propre.
Sans cette identité dont nous avons tenté de dessiner les traits, le devenir de la nation québécoise ressemblerait à une suite de pièces détachées, comme des feuilles de papier volant au vent, deçà, delà, ignorantes de leur appartenance originelle à un livre significatif.
On est ainsi amené à Hérouxville. D’aucuns ont lu son code de vie au premier degré et y ont vu un geste insolite, intempestif. Mais n’est-il pas aussi juste de l’interpréter comme une caricature abritant un sens second à dévoiler? Ce code ne pourrait-il pas être tout aussi bien un cri, un cri de frayeur et de désarroi au creux d’un abîme, un abîme d’incohérence et d’irrésolution citoyenne et politique nationalement létales?
Fernand Couturier
Québec
Commission Bouchard-Taylor
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1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
23 novembre 2007Je vous remercie infiniment, très estimé monsieur Couture, pour la richesse de ce regard philosophique porté sur le présent de notre histoire nationale. Votre intelligence de la situation m'éblouit.
De plus, votre texte est admirablement écrit, ce qui ajoute à la joie que sa lecture m'a apporté. Pensée, langue, engagement, tout se tient.
Avec reconnaissance,
Andrée Ferretti.