Le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques
d’accommodement reliées aux différences culturelles nous a été présenté.
Rapport volumineux. Dimensions proportionnelles à la longueur du titre même
de la Commission. Travail de colosses, allure scientifique imposante,
contenu chargé. Sa lecture suscite impressions et réactions vives, qui se
bousculent, se voulant toutes aussi pressantes les unes que les autres. En
voici quelques-unes parmi les premières qui me sont venues. Je mets de côté
celles relatives à la dimension casuistique du rapport. Je vise le cœur.
Interculturalisme
Le problème à traiter était au fond celui de l’identité et de
l’intégration. Aussi le rapport souligne-t-il bien à propos l’importance de
l’intégration des nouveaux arrivants dans une société d’accueil en général,
et dans la nôtre en particulier, petite nation française évoluant dans
l’immensité contextuelle anglaise que nous connaissons tous. Dès les
premières pages (20-21), i.e. dans le résumé de la version intégrale, on y
découvre que c’est à l’interculturalisme d’y voir. Car, y lit-on, «
l’interculturalisme en tant que politique d’intégration… s’efforce de
concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau
francophone et la préservation du lien social. » De son côté, le glossaire
donne la définition suivante de l’interculturalisme : « Politique ou modèle
préconisant des rapports harmonieux entre cultures, fondés sur l’échange
intensif et axés sur un mode d’intégration qui ne cherche pas à abolir les
différences tout en favorisant la formation d’une identité commune. » (288)
Donc, un modèle de politique favorisant les échanges entre diverses
cultures. Et le terme interculturel, lui, est défini à l’avenant : « Tout
ce qui concerne les rapports entre groupes ethniques ou groupes
ethnoculturels. » (289) Tout cela paraît simple, on se comprend.
Intégration
Maintenant, comment le rapport conçoit-il l’intégration? On vient de le
voir. Elle va se faire par l’interculturalisme lui-même qui est axé sur un
mode d’intégration particulier. C’est-à-dire celui qui ne cherche pas à
gommer les différences, qui veut concilier l’existence des diversités
ethnoculturelles avec la continuité du noyau francophone (tout en
poursuivant la formation d’une identité commune). L’intégration veille donc
aux rapports entre des groupes ethniques ou ethnoculturels. C’est le règne
de l’interculturel. Et il semble bien, selon la logique du rapport, que le
noyau francophone soit à compter parmi ces groupes. Tous ces groupes
conservent donc leurs propres structures de fonctionnement.
Et le glossaire ajoute encore quelques éléments au concept d’intégration :
« En démocratie, à l’échelle collective ou sociétale, l’intégration est
l’ensemble des processus par lesquels une collectivité aménage les
institutions, les rapports sociaux et la culture de manière à susciter
l’adhésion du plus grand nombre. À l’échelle individuelle, c’est l’ensemble
des choix en vertu desquels un citoyen en vient à participer pleinement,
s’il le souhaite, à la vie de la société (en particulier dans la sphère
publique) et à s’épanouir selon ses caractéristiques et ses orientations. »
(288) Ainsi, l’intégration se passe à deux niveaux : a. Au plan collectif,
c’est l’adhésion du plus grand nombre à un type d’aménagement de la chose
publique mis en place par la collectivité elle-même. b. Au plan individuel,
c’est la participation du citoyen à la vie de la société, s’il le souhaite
et selon ses choix. Ainsi le veut le libéralisme philosophique.
De tout ceci découle que la vie en commun doit prendre en compte une
multiplicité de groupes ethniques ou ethnoculturels au nombre desquels se
trouve le noyau francophone; tous groupes juxtaposés, mais en communication
les uns avec les autres et poursuivant une identité commune ou une unité.
Cet interculturalisme est le modèle d’intégration qui prévaut ou doit
prévaloir au Québec.
Identité et nation civique
Et maintenant, qu’en est-il de cette identité commune recherchée? On peut
présumer qu’il s’agit de l’identité de la société, de ce qui fonde et fait
son unité. Mais où se situe-t-elle? Comment la comprendre?
À première vue, ce rapport, au moins dans les endroits stratégiques
repérés, ne parle pas de la nation ou du peuple québécois. Il utilise
plutôt abondamment les termes de collectivité, de société, de groupes
ethniques ou ethnoculturels, de noyau francophone. Mais encore ici le
glossaire peut éclairer et nous permettre d’avancer. On y définit le terme
de nation civique. La nation civique est la « Conception de la nation qui
fonde son unité uniquement sur des principes politiques, des droits et des
normes civiques plutôt que sur une culture ou une ethnicité. » (289). La
nation civique, on le voit, est clairement présentée comme une réduction de
la nation. Elle n’est qu’une tranche de son être concret. Et c’est au
niveau de cette tranche, de cette abstraction que l’unité doit se faire.
Non au niveau de la culture ou de l’ethnicité est-il dit expressément. Mais
au seul plan des principes politiques, des droits et normes civiques. Comme
si tous ces secteurs de réalité n’avaient rien de culturel, comme s’ils
n’appartenaient pas à l’ethnicité et surgissaient tout bonnement de
théories abstraites.
Ainsi interculturalisme et nation civique forment un couple. La nation
civique permet de conserver les groupes ethnoculturels dans leurs
différences identitaires. Parmi lesquels se trouve nécessairement le noyau
francophone dans ses dimensions ethnoculturelles. Et l’interculturalisme
encourage évidemment la communication la meilleure possible entre eux tous.
Langue
Mais comment va se faire cette communication? L’interculturalisme y a vu.
Ce sera par la langue. Lisons encore : « En instituant le français comme
langue publique commune, il (l’interculturalisme) établit un cadre de
communication et d’échanges pour la société. » (21) Et d’après le contexte,
c’est-à-dire selon le sens explicite du paragraphe d’où vient cette
citation, c’est cette communication elle-même, par la langue française, qui
est l’agent, le maître d’œuvre, à la fois de la conservation des identités
ethnoculturelles multiples, et de la sécurisation de ces groupes
minoritaires divers tout comme celui des Québécois d’origine
canadienne-française, et du maintien de la flexibilité requise pour que
règne la bonne entente. Notons, en passant, que la langue est comprise
comme un cadre de communication. Très important. Nous y reviendrons.
Et cette bonne entente ou cette unité recherchée, se situe au niveau de la
nation civique qui doit se produire, par définition, au plan des principes
politiques, des droits et des normes purement civiques plutôt qu’à celui de
la culture ou de l’ethnicité. Ainsi on peut facilement conclure, sans grand
risque de fausser la pensée du rapport, que l’unité ne doit pas se faire
par l’intégration à la culture du groupe majoritaire ou du noyau
canadien-français.
Relevons encore que, dans la mise en place des principes et concepts
fondamentaux de sa théorie interculturaliste, le rapport ne parle pas de
peuple québécois, de nation québécoise, ni de nationalité, ni de
nationalisme. Et ces abstentions notables nous invite à voir que cet
interculturalisme a des liens de parenté étonnants avec le
multiculturalisme canadien.
Interculturalisme et multiculturalisme
Le multiculturalisme canadien, comme chacun sait, fut d’abord instauré par
les politiques du gouvernement Trudeau pour contrer les travaux de la
Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme
tentant de mettre en valeur les implications politiques de la réalité des
deux peuples fondateurs du Canada. Comme chacun le sait encore, Trudeau ne
tolérait pas que les Québécois se conçoivent comme peuple. Il craignait
leur nationalisme et voulut l’éteindre. D’abord sa politique de bilinguisme
réduisit la langue à une simple structure communicationnelle neutre. Après
cela, comment disposer du tissu historique et culturel de ce peuple ou de
cette nation une fois sa langue décapée, réduite à un système de signes
abstraits? Tout simplement le présenter comme un gros groupe culturel parmi
une diversité d’autres groupes de même nature, mais de moindre importance
en nombre. Puis au gouvernement, selon ses moyens, d’aider les groupes qui
veulent se développer et ajouter ainsi à la vie de la société. L’unité du
pays, le fonctionnement harmonieux de la société canadienne, se situe à un
autre niveau que l’ethnicité. Car la dualité des peuples en leur ethnicité
même divise alors que le bilinguisme, disait-il de façon paradoxale,
rassemble. C’est-à-dire ne met pas en danger les principes et droits
constitutifs d’une société libérale. Le bon fonctionnement de la société
canadienne est assuré dans la communication et les échanges par le moyen
des structures communicationnelles neutres du bilinguisme anglais-français.
Maintenant, en regard de ce multiculturalisme, revenons à
l’interculturalisme présenté dans le rapport Bouchard-Taylor. Ici également
la langue française est réduite à un simple cadre de communication et
d’échange grâce auquel les citoyens pourront s’entendre entre eux. On y
parle aussi des Québécois d’origine canadienne-française comme un noyau
ethnoculturel, un gros groupe ethnique, en somme, parmi d’autres groupes
ethniques ou ethnoculturels plus petits. Ici, non plus, il ne s’agirait de
faire disparaître ces groupes; leur existence ne doit pas être mise en
danger, mais plutôt sécurisée. Et l’unité, la cohésion de la société est à
chercher au niveau des principes politiques, des droits, des structures et
normes civiques soi-disant libres de toutes attaches ou teintes
culturelles.
On le voit bien, pas de différences fondamentales entre cet
interculturalisme du rapport et le multiculturalisme d’inspiration
canadienne, dont il veut pourtant se distinguer parce que ne convenant pas
à la réalité québécoise. Mais l’interculturalisme lui-même, il faut le
dire, ne tient pas davantage compte de cette réalité.
Identité québécoise et intégration
Alors? Fi! de la rectitude politique et appelons la société québécoise
comme elle tombe d’emblée sous le sens, le sens du réel, non purgée de
toute sa consistance historique. Cette société est un peuple, une nation
concrète. Sa langue, le français, avant de pouvoir servir à la
communication, est d’abord et fondamentalement le milieu vivant en lequel
s’est dévoilé tout ce qui la supporte et l’entoure comme nation; la langue
française est l’élément de son être historique en qui s’articule sa pensée,
son imagination et sa mémoire. Sans cette base, ce fondement essentiel, sa
communication tourne à vide dans un universalisme désincarné. Puis la
société québécoise est une nation qui occupe un territoire depuis 400 ans,
le Québec, qu’elle aménage et informe selon ses goûts, ses aptitudes et ses
coutumes. Bien sûr son parcours n’a pas été sans soubresauts, n’a pas été à
l’abri de l’action de forces contraires, adverses, voire hostiles. Bien
certainement aussi est-elle une nation métissée de multiples manières, mais
il n’y a rien là pour devoir l’essoucher selon les vœux d’une rectitude
politique passagère et sa langue de bois. Bien évidemment, encore, la
nation québécoise française est ouverte à la venue d’immigrants parce
qu’elle apprécie, maintenant comme dans le passé, leurs apports culturels
et qu’elle a besoin de leurs services, mais rien là, encore une fois, ne
légitime qu’elle mette sa réalité profonde entre parenthèses. Tout au
contraire cette réalité dans sa globalité doit être inscrite dans un texte
faisant office de loi fondamentale régissant l’existence et le
fonctionnement de la nation.
C’est cette réalité historique dense de la nation québécoise, ancrée dans
un territoire appelé Québec, avec ses déterminations culturelles, sociales,
politiques, juridiques et étatiques qui doit prendre en main l’intégration
des arrivants, mettre en place toutes les mesures pour que ceux-ci ne
soient pas brimés dans leur condition humaine et puissent s’épanouir au
mieux chez elle comme milieu de vie choisi par eux. Les Québécois de
souche, de longue date métissés, canadiens et français bien avant de
devenir pour d’autres des French-Canadians, avec les nouveaux arrivants du
passé, du présent et de l’avenir choisissant de poursuivre leur existence
avec eux, s’intégrant au fur et à mesure à la réalité nationale concrète
qu’ils y trouvent, tous ensemble peuvent dire tout à fait légitimement et
sans hésitation: nous sommes la nation québécoise.
Mais jamais cette nation québécoise ne doit mettre entre parenthèses ou
renoncer à l’essentiel de son être ou nature et de ses coutumes soi-disant
pour accommoder quelque groupe ethnoculturel que ce soit. Ceci dit,
l’intégration concerne à des titres divers à la fois cette nation et les
immigrants. Et elle est avant tout une affaire de liberté. Liberté
d’accueillir chez elle ceux qui se présentent, liberté pour ceux-ci de
rester chez elle si cela leur convient et liberté de ne pas venir ou de
s’en aller ailleurs.
Conclusion
Le rapport s’interroge sur l’opportunité du terme communauté culturelle.
Pensant probablement que cette appellation donne lieu à l’avènement d’un
communautarisme capable d’engendrer la ghettoïsation. Cette appellation a
probablement été voulue pour ennoblir en quelque sorte les vocables de
groupe, de groupe ethnique ou ethnoculturel. De toute façon, les
communautés culturelles existent bel et bien au Québec et l’usage de
l’appellation est courant. Il en a été abondamment question, entre autres,
dans les rencontres de consultation de la Commission. Aussi son rapport dit
avoir relevé chez les Québécois de souche une peur des immigrants réunis en
communautés culturelles. Peur qui se serait révélée particulièrement dans
cet épisode des accommodements raisonnables. Je ne pense pas, pour ma part,
que les Québécois aient une crainte déraisonnée de l’immigration. Cependant
ils craignent sûrement l’amplification et le débordement des demandes
d’accommodement telles que, par exemple, l’institution d’écoles et de
tribunaux particuliers pour l’une ou l’autre de ces communautés
culturelles. Cette crainte se justifie pleinement. Mais je pense toutefois
que les Québécois devraient craindre par-dessus tout et récuser ce rapport
tout simplement pour les germes de division qu’il transporte comme en
catimini et pour son articulation conceptuelle trompeuse. Trompeuse parce
qu’elle conduit au multiculturalisme dont elle veut se distinguer.
L’interculturalisme est le premier des dangers à craindre. Parce qu’il est
la source de tous les autres.
Il faut craindre le rapport de la Commission Bouchard-Taylor parce qu’il
évolue dans les sables mouvants de la théorie de l’interculturalisme.
Risque de s’y enliser avec lui.
Fernand Couturier
26 mai 2008
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
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2 commentaires
Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre
28 mai 2008Monsieur Couturier,
Votre minutieux travail analytique complète bien les opinions dissidentes émises par M. Jacques Beauchemin qui soulignait que le rapport fait l'équation entre interculturel et fusionnel.
Et vous avez raison aussi de souligner l'embrouillamini que sèment à dessein les 2 intellectuels pour hypnotiser d'avantage le bon peuple que en était venu à se satisfaire de l'interculturalisme pour se distinguer du multiculturalisme canadian.
Si les deux universilaires durent rivaliser se sophismes pour faire ressortir chacun sa supériorité d'esprit dans cette négociation pour écrire un rapport bicéphale apparemment uni, on peut compter sur la ruse de Taylor pour avoir endormi le Saguenayen de par sa formation quasi ésotérique qui nous échappe mais qui éblouit le monde entier dans des briques gigantesques.
Suffit d'aller lire un peu sur la bourse Templeton qui l'a récemment accueilli, et sur sa formation de base: la philosophie de la spiritualité contemplative.
Raymond Poulin Répondre
28 mai 2008C'est essentiellement cela, le rapport Bouchard-Taylor. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous l'avons mal lu. Vous montrez la cohérence serrée de son langage conceptuel, de sorte qu'il ne s'agit pas d'une ambiguïté involontaire ni d'un travail bâclé; il est bricolé juste assez pour endormir des citoyens mal renseignés. Venant de gens aussi portés au discours moralisateur et vertueux, et appartenant à l'élite universitaire en plus, comment ne pas qualifier leur geste de foncièrement malhonnête et manipulateur?