Islamophobie avez-vous dit?

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L'affaire Benhabib: un procès qui n'aurait jamais dû avoir lieu

Le procès de Djemila Benhabib, qui se déroule actuellement à Montréal, soulève une question véritablement politique[1]. La polémique qui l’entoure en fait foi. Peut-on, au nom de la prétendue lutte contre « l’islamophobie » interdire toute critique sur l’islam et les dérives islamistes ? La notion d’ « islamophobie » n’est-elle pas contradictoire avec la liberté d’opinion ? Si l’on peut comprendre la volonté de certains d’éviter que le terme d’ « islamophobie » ne devienne un synonyme de racisme anti-arabe, il y a bien une place légitime pour la discussion des idées religieuses, que cette discussion soit le fait de croyants ou de non croyants, dans une société libre. De là découle la nécessité de préciser le terme pour éviter que la « lutte contre l’islamophobie », telle qu’elle est conçue à « gauche », n’aboutisse à la mise « hors débat » de fait de l’Islam et des positions soutenues par l’islam politique.



Les faits


Rappelons les faits : Madame Djemila Benhabib, journaliste blogueuse et essayiste, dans le cadre d’une émission de radio avait réalisé un entretien téléphonique avec une employée des Écoles musulmanes de Montréal. On y apprenait que, dans ces deux institutions, privées mais financées par l’État québécois à coup de demi-million de dollars par année, le voile était obligatoire, que les filles et les garçons étaient séparés pendant le sport et que la prière était quotidienne. À cette époque, Madame Djemila Benhabib avait alors aussi reproduit sur son blogue du Journal de Montréal un extrait du site internet des écoles en question, montrant que des Sourates particulièrement violentes et dégradantes étaient promues, étant notamment question de châtiments physiques à l’endroit des mécréants et de la défloration des vierges. Au micro, Djemila Benhabib avait alors comparé l’institution scolaire à un camp d’entraînement militaire. On peut considérer que ces propos étaient exagérés, ce que Madame Djemila Benhabib a d’ailleurs reconnu, mais ils font partie du débat politique.


Or, voici que Madame Djemila Benhabib est attaquée en justice pour diffamation par ces dites écoles, et que ces dernières se livrent à des appels de fonds afin de la réduire au silence. On comprend que cette affaire ait soulevé une légitime émotion au Québec, qui a, comme le dit Simon-Pierre Savard-Tremblay sur son blogue, fait le choix de la laïcité, comme maillon majeur du parachèvement d’un État nation moderne et assumé.



Ce qui se cache derrière le terme d’ « islamophobie »


Le problème est profond. Que cache-t-on sous le terme d’ « islamophobie », et quel sens doit on lui donner réellement. Car, ce débat nous l’avons de fait aussi en France. De fait, c’est Clémentine Autain qui a lancé le débat à la suite du tragique attentat de janvier 2015 (Charlie-Hebdo et l’Hyper-Casher). On a, alors, commencé à entendre le discours « ne faisons pas d’amalgame, ne tombons pas dans « l’islamophobie » ». Mais, qu’entend-on par là ? Si l’on veut dire qu’il ne faut pas verser dans un racisme anti-maghrébin, dans le racisme anti-arabe, c’est une évidence. Tout racisme est haïssable, et celui-ci comme les autres. De plus, il est faux d’assimiler « islam » et « arabe », d’une part en raison du fait qu’il y a des arabes qui ne sont pas musulmans, et d’autre part parce qu’il y a des convertis qui sont, comme on le dit de manière assez fausse « français de souche ».


S’il s’agit de dire que tous les musulmans ne sont pas des terroristes, que l’islamisme n’est pas l’islam, il s’agit encore et toujours d’une évidence, que j’ai dite et écrite en particulier dans mon avant-dernier livre Souveraineté, Démocratie, Laïcité[2]. Il est donc bon et sain de le répéter. Mais, cela ne fait guère avancer le débat. J’ai écrit que nous étions confrontés à la fois au problème du djihadisme, qui est le vecteur des attentats, mais aussi à une pression de l’islam politique, qu’il soit salafiste ou qu’il provienne de la mouvance des Frères Musulmans. C’est un problème politique auquel il nous faut répondre. Et pour cela, il nous faut pouvoir mettre en question certaines affirmations qui ne sont pas compatibles avec une société d’individus libres.


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Il convient de dire que des populations de religions musulmanes sont très souvent les premières victimes du djihadisme, mais aussi des différentes formes de l’Islam politique. C’est un fait qu’il convient d’affirmer haut et fort. Il faut aussi comprendre que la montée de l’islamisme est le fruit de la destruction du nationalisme arabe, eh oui le « nationalisme » n’est pas un gros mot, et que ce nationalisme arabe fut combattu, de Nasser à Saddam, par les Etats-Unis et les puissances occidentales. Voilà qui constitue une vérité qui est aujourd’hui largement oubliée[3].



La mise hors débat de l’Islam


Mais, le discours sur l’ « islamophobie » peut aussi avoir un autre sens, bien plus contestable, et c’est celui qu’il commence à prendre tant au Québec qu’en France. A vouloir combattre une soi-disant « islamophobie » on prépare le terrain en réalité à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. Et là, c’est une erreur grave, une erreur dont on peut se demander comment les héritiers spirituels de Voltaire peuvent la commettre, une erreur dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe la capitulation intellectuelle par rapport à nos principes fondateurs. Non que l’Islam soit pire ou meilleur qu’une autre religion. Il contient sa part d’obscurantisme comme sa part de liberté. Mais il faut ici affirmer que toute religion relève du monde des idées et des représentations. C’est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable et doit pouvoir être soumise à la critique et à l’interprétation. Cette interprétation, de plus, n’a pas à être limitée aux seuls croyants. Le droit de dire du mal (ou du bien) du Coran comme de la Bible, de la Thora comme des Evangiles, est un droit inaliénable sans lequel il ne saurait y avoir de libre débat. Un croyant doit accepter de voir sa foi soumise à la critique s’il veut vivre au sein d’un peuple libre et s’il veut que ce peuple libre l’accepte en son sein. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne saurait avoir de délit de blasphème dans une société libre.


Ce qui est par contre scandaleux, ce qui est criminel, et ce qui doit être justement réprimé par des lois, c’est de réduire un être humain à sa religion. C’est ce à quoi s’emploient cependant les fanatiques de tout bord et c’est cela qui nous sépare radicalement de leur mode de pensée. Parce que, en descendants de la Révolution française, nous considérons que la République ne doit distinguer que le mérite et non le sexe, ou un appartenance communautaire, il est triste de voir une partie de la gauche et de l’extrême-gauche suivre en réalité les fondamentalistes religieux sur le chemin de la réduction d’un homme à ses croyances et emboiter le pas aux pires délires obscurantistes.



Laïcité et République


Ce n’est donc pas par hasard que Simon-Pierre Savard-Tremblay fait le lien entre la laïcité et la construction d’une nation moderne. La laïcité n’est pas un supplément d’âme à la République : elle en est le ciment[4]. La laïcité est un principe politique fondamental ; elle n’est pas, comme peut l’être la tolérance, une valeur individuelle. Elle ne se réduit pas non plus au cadre juridique particulier dans lequel elle a pu s’incarner en 1905 en France. Les cadres juridiques peuvent et doivent être modifiés selon les circonstances, mais un principe politique demeure.


Il n’est pas anodin que l’un des grand penseur de la souveraineté, Jean Bodin, qui écrivit au XVIème siècle dans l’horreur des guerres de religion, ait écrit à la fois un traité sur la souveraineté[5] et un traité sur la laïcité[6]. Il convient de bien comprendre ce lien étroit qui unit la notion de souveraineté à celle de laïcité. La souveraineté implique la définition d’un souverain. Une fois établie que la « chose publique » ou la Res Publica est le fondement réel de ce souverain et que ce souverain est le peuple, comme le savaient déjà les romains et comme nous y invite Jean Bodin, il nous faut définir le « peuple » qui exercera, soit directement soit par l’entremise de formes de délégation, cette souveraineté. C’est bien pourquoi la question de la souveraineté est aussi centrale, car elle implique la définition de la communauté politique qui l’exerce. Et cette communauté est radicalement incompatible avec le communautarisme.


Dès lors, nous obliger à nous définir selon des croyances religieuses, des signes d’appartenances, aboutit en réalité à briser le « peuple ». Et c’est très précisément le piège que nous tendent les terroristes qui veulent nous ramener au temps des communautés religieuses se combattant et s’entre-tuant. D’autres alors y ajouterons des communautés ethniques. Si nous cédons sur ce point nous nous engageons vers un chemin conduisant à la pire des barbaries. La confusion dans laquelle se complet une grande partie de l’élite politique française, mais aussi québécoise et canadienne, est ici tragique et lourde de conséquences. Les attaques contre les musulmans (comme celles contre les juifs, les chrétiens, les bouddhistes, etc…) sont inqualifiables et insupportables. Mais, on a le droit de critiquer, de rire, de tourner en dérision, et même de détester TOUTES les religions.



Il reste à espérer que le tribunal de Montréal lavera Madame Djemila Benhabib de l’accusation de diffamation et reconnaitra qu’elle ne faisait qu’exercer sa liberté d’opinion. Mais, son cas dépasse le cas individuel, il dépasse les frontières du Québec et il s’adresse à nous tous. La question n’est pas de reconstituer, à propos de l’Islam, une quelconque religion d’Etat. Mais, la compatibilité de certaines affirmations faites par des ministres du culte avec les lois de la République doit pouvoir être vérifiée. De ce point de vue, l’idée avancée par Nicolas Dupont-Aignan d’un questionnaire que devrait remplir tous les imams avant de pouvoir exercer leur magistère, questionnaire inspiré de celui que Napoléon soumis aux rabbins, est une idée à creuser.



Notes


[1] On peut le voir en suivant le Journal de Montréal et le blog de mon étudiant Simon-Pierre Savard-Tremblay http://www.journaldemontreal.com/blogues/simon-pierre-savard-tremblay


[2] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.


[3] Voir Sapir J., « Le tragique et l’obscène », note publiée sur le carnet RussEurope le 25 septembre 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2841


[4] Poulat E. Notre Laïcité, ou les religions dans l’espace public, Bruxelles, Desclées de Bouwer, 2014.


[5] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.


[6] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591, désormais Heptaplomeres.





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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

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