Bon, l’information du jour c’est évidemment une première avancée significative vers un QE européen, c’est-à-dire de l’injection d’argent tout fraîchement imprimé à partir de rien par la BCE. Derrière les communiqués de victoire destinés à rassurer les marchés, il se cache en réalité un dossier d’une exceptionnelle complexité juridique, économique et politique qui va mettre du temps à être totalement débouclé, si tant est d’ailleurs que l’on arrive à obtenir quelque chose de clair… En effet, les institutions européennes sont passées maître dans l’art d’être « ni pour, ni contre, bien au contraire » tant le nombre d’intérêts divergents empêchent généralement des décisions claires et fortes. Une ambiguïté en quelque sorte volontaire.
Cet excellent article de La Tribune revient avec beaucoup de précision sur l’affaire en cours, il est bien fait et passionnant à lire. Détaillons donc ensemble les points clés soulevés.
Les recommandations de l’avocat général de la cour de justice de l’UE ont rassuré les investisseurs. Mais elles posent aussi de nombreuses questions.
« Certes, l’avocat général de la CJUE a jugé que l’OMT était un instrument de politique monétaire et qu’il « était compatible » avec les traités. Certes, il a contesté point par point l’analyse de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe qui avait jugé que l’OMT était contraire aux traités. »
Mais attention, ce n’est qu’un avis, même si généralement la cour suit ses avis, elle pourrait également parfaitement ne pas le faire. Il n’y a là-dedans rien de systématique.
En gros, l’avocat général demande à la CJUE (la Cour de justice européenne) de laisser le champ libre à la BCE parce qu’avant tout, la compétence de la cour est juridique mais en aucun cas économique, ce qui n’est pas faux,. Dès lors se pose une question essentielle : le « juridique » doit-il laisser place à une primauté sans contexte de « l’économique » ? Cette question est beaucoup plus grave et importante que ce qu’elle peut paraître, car laisser du champ à la BCE c’est empêcher tout contre-pouvoir d’exister contre la Banque centrale européenne qui pourrait aussi « faire n’importe quoi ».
Voici les propos exacts de l’avocat général : « La BCE doit disposer d’une grande liberté dans la conception et la mise en place de sa politique monétaire et la cour doit adopter un degré considérable de prudence lorsqu’elle interprète l’activité de la BCE car elle ne dispose pas de l’expertise et de l’expérience de la BCE dans ce domaine. » Comme le résume très bien le journaliste de La Tribune, « autrement dit, il appelle le tribunal à un retrait volontaire des questions juridiques devant les impératifs économiques ».
Il est pourtant peu probable que la CJUE laisse une liberté totale à la BCE et pour cause, la cour est garante des traités européens et c’est à elle qu’il appartient de fixer des limites d’interprétations. Or qui dit limites dit limitations, et ces limitations sont d’une dangerosité extrême pour les marchés et pour la BCE elle-même qui, du coup, aurait juridiquement les mains liées… dans certaines limites. Ce ne serait pas de nature à rassurer les investisseurs qui parient en masse sur le fait que les vannes monétaires européennes finiront par s’ouvrir de façon illimitée.
Des conditions à préciser et qui pourraient devenir dangereuses
« Deuxième point, l’avocat général lui-même reconnaît qu’il faut encadrer le programme OMT et renforcer ses conditions. Il en cite quelques-unes : le retrait de la BCE des programmes d’assistances financières, donc de la troïka, afin que politique économique et monétaire ne soient pas mêlées ; le « respect du principe de proportionnalité » ; la clarification des motivations par la BCE et la mise en place d’un programme qui n’empêche pas la fixation d’un « prix de marché » de la dette rachetée. »
« La CJUE devra clarifier et confirmer ces conditions, mais d’ores et déjà, il convient de remarquer qu’elles semblent en contradiction avec un des aspects clés de l’OMT, son aspect « illimité » qui, précisément, avait permis de calmer les esprits en septembre 2012. »
« Par ailleurs, l’avocat général semble vouloir limiter l’usage de l’OMT à la capacité de contrer une attaque spéculative. Mais c’est là aussi un peu court. Si l’on prend les cas de la Grèce, du Portugal ou de l’Irlande en 2010, qui peut dire si la hausse des taux était le fruit d’une simple attaque spéculative ou, au contraire, une prise de conscience par les marchés d’une réalité budgétaire et d’une capacité de remboursement de ces pays… »
Déryptons ces derniers points. De l’avis même de l’avocat général, il faut non seulement encadrer et renforcer les conditions d’utilisation ou de mise en œuvre d’un éventuel programme qui serait lancé par la BCE, mais en plus il faudrait implicitement remettre en cause (juridiquement effectivement cela ne tient pas) qu’une action de la BCE puisse être « illimitée » et, enfin, il faudrait que la BCE n’intervienne que pour contrer par exemple une attaque spéculative… Autant dire qu’en réalité l’avis rendu par l’avocat général, loin d’être une victoire est plutôt un enterrement de première classe pour la politique monétaire de la BCE.
Encore plus grave, le principe de proportionnalité !
« Il en va de même du respect du très incertain « principe de proportionnalité » qui interdit une surexposition de la BCE à une dette particulière. Mais là encore, si l’OMT est réellement illimité, il est structurellement en contradiction avec ce principe de proportionnalité. Si ce principe doit être appliqué, alors le caractère illimité de l’OMT est atteint et donc son efficacité… »
Et l’on voit bien dans ce cas toute la complexité des institutions européennes et toutes leurs contradictions également. On veut plus d’Europe mais en respectant une forme d’équité, de rapports de force. On voit aussi l’hétérogénéité de nos économies. En clair, là encore, si la BCE doit contrer une attaque à l’encontre de la dette italienne, cela veut dire qu’elle ne va acheter que des quantités monumentales de dette italienne. Dans son bilan, la dette italienne ne sera pas proportionnelle au poids économique de l’Italie, et ça… c’est interdit !
Karlsruhe en embuscade (la Cour allemande)
« Enfin, dernier point, sans doute le plus important, Karlsruhe reste en embuscade. Dans sa décision de février dernier, la cour constitutionnelle allemande avait prévenu qu’elle conservait la possibilité de rester sur ses positions. Autrement dit, même si la CJUE juge légal l’OMT, les juges de Karlsruhe pourront bloquer la réalisation effective de l’OMT en considérant que la participation de la Bundesbank à ce programme est contraire à la constitution allemande… »
Eh oui, les Allemands, pour qui leur souveraineté budgétaire est une ligne rouge à ne pas franchir, se réservent le droit de toutes les façons de s’opposer frontalement aux décisions de la BCE quand bien même le droit européen lui donnerait raison.
Cela ne veut pas dire que l’Allemagne dira NON à tout, cela veut dire que l’Allemagne utilisera l’avis de ses juges pour limiter considérablement la création monétaire par la BCE en échange de surcroît des réformes structurelles qu’elle souhaitera voir mises en application ailleurs.
Cette histoire est donc loin d’être terminée, l’issue est très loin d’être certaine malgré les commentaires béats auxquels nous sommes soumis, et il est important de noter la constance germanique dans la rigueur et l’austérité depuis maintenant presque 8 ans ! Enfin, ce dossier complexe démontre parfaitement à quel point une monnaie unique imposée à des économies hétérogènes donc différentes était une immense erreur économique dont nous payons très fortement le prix aujourd’hui. Il n’y a en réalité aucune bonne solution. Poursuivre avec cet euro mal ficelé est une grossière erreur. Mais défaire l’euro c’est loin d’être simple, facile ou indolore. Malgré ça, je pense que l’euro n’est fondamentalement pas viable et qu’il vaut mieux organiser la moins mauvaise sortie ordonnée possible que d’attendre de voir l’euro exploser en vol, lorsque toutes les contradictions européennes ne pourront plus être masquées.
Il est déjà trop tard, préparez-vous.
Charles SANNAT
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