L'enjeu de l'islam - Contre l'obscurantisme, où est la vraie force ?

Islam - Voile islamique et Charia

Alors que l'attention reste rivée sur l'Irak où s'enlisent les États-Unis, un autre conflit, peu médiatisé mais non moins brutal, traverse le Moyen-Orient. Une guerre larvée, en effet, y met aux prises milices chiites et sunnites, présumément appuyées les unes par l'Iran et les autres par l'Arabie saoudite. Pour ces confessions opposées mais aussi conservatrices l'une que l'autre, l'enjeu serait la domination de l'islam dans la région du Golfe.
Pourtant, à l'intérieur du monde musulman, un autre affrontement a débuté qui sera d'une grande importance peut-être pour l'avenir. Des musulmans en quête d'authenticité et de modernité ont entrepris de contester, de façon pacifique mais radicale, les vues intégristes qu'on tente d'imposer à plus d'un milliard de croyants. Contrairement aux islamistes belliqueux, ces contestataires n'ont l'appui d'aucun régime; encore moins sont-ils financés à même l'argent du pétrole.
Qui sont-ils? Des écrivains, des juristes, des religieux, hommes et femmes, qui s'emploient à remettre en lumière les traits spirituels de cette foi tout en démystifiant les prescriptions désuètes ou oppressives auxquelles les milieux intégristes veulent la ramener. Présentement, leur action se déploie surtout en Europe et en Amérique, où ils sont plus libres de parler. Là aussi vit une nombreuse diaspora musulmane: l'enjeu de l'affrontement est majeur.
Ce mouvement prend différentes formes. Ainsi, une conférence musulmane réunissait ces jours-ci à Barcelone, en Espagne, quelque 400 personnes venues d'une quinzaine de pays. Des femmes portaient le voile, d'autres pas. Mais toutes visaient le rétablissement des musulmanes dans leur dignité, leurs droits, leur place dans la vie culturelle et politique. Elles contestaient également le monopole des hommes sur l'interprétation du Coran.
Les intellectuels qui renouent avec la rationalité de l'islam passé et s'efforcent d'ouvrir aux musulmans l'accès à la modernité mènent, études à l'appui, le combat contre l'intégrisme. Leurs idées alimentent des courants novateurs au sein même du monde musulman. Paradoxalement, ils sont encore trop peu lus en Occident, alors qu'ils contribueraient à faire connaître l'islam autrement que par les caricatures qui en sont encore données.
Contre les islamistes à la manière d'al-Qaïda, qui s'en prennent aux régimes musulmans ou aux intérêts étrangers en terre musulmane, des gouvernements occidentaux, Washington en tête, privilégient la guerre. Ils auront de la sorte fait le jeu des extrémistes, qui en appellent à la solidarité religieuse -- message puissant quand les victimes des interventions militaires sont surtout musulmanes. Des armes simplement morales ne seraient-elles pas autrement plus décisives?
Ces gens-là n'obéissent qu'à la force, entend-on souvent dire. Pourtant, sans aucune armée à son service, l'ayatollah Khomeiny, alors exilé en France, a renversé le chah d'Iran et mis au pouvoir la République islamique. Qui prétend y implanter aujourd'hui une société différente devrait pouvoir présenter une haute personnalité, qui soit capable d'accréditer une meilleure conception de l'islam. Pour contrer l'Iran et son potentiel «atomique», le recours à la guerre évoqué aux États-Unis paraît aberrant: loin de miner l'autorité politique des religieux, ce discours contribue à les maintenir au pouvoir.
Changer les choses
Pourtant, dans cette même République islamique, Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, a pu faire modifier la législation sur la famille. D'aucuns croient que la loi musulmane est immuable et que, là où elle prévaut, ses antiques prescriptions s'appliquent. Ainsi, seul le père obtiendrait, lors d'un divorce, la garde des jeunes enfants. Or, en Iran, aujourd'hui, un tribunal en décide plutôt, non d'après le sexe des parents mais selon l'intérêt de l'enfant. «Plusieurs mères iraniennes ont ainsi gardé leurs enfants», signalait l'avocate au quotidien The Gazette, à l'occasion d'un séjour à Montréal en septembre. Son conseil? «Les femmes doivent lutter contre la culture patriarcale, non contre la religion.»
Les musulmans qui s'efforcent dans leurs propres sociétés de changer les choses de l'intérieur y parviendront difficilement si, ailleurs dans le monde, l'islam est réduit à l'islamisme, et les musulmans, tenus en suspicion ou, pire encore, persécutés. Pourtant, rappelle le Britannique Timothy Garton Ash dans le Globe and Mail, les démocraties ont affronté un pire péril au cours de la guerre froide. Or, ce n'est pas en appelant à la révolte armée, comme dans la Hongrie de 1956, que les États-Unis ont ébranlé le bloc de l'Est. Mais plutôt par une politique de détente, d'ouverture et de discussion, -- qui n'excluait pas, bien sûr, la fermeté et la défense des libertés.
Où est la vraie force? Qui a provoqué l'effondrement du mur de Berlin, le démantèlement de l'Union soviétique et le fin du régime communiste en Europe? Certainement pas les blindés de l'OTAN. En Russie, bien avant ces événements de portée historique, toute une classe moyenne avait compris, jusqu'au sein du Parti communiste, qu'il fallait rompre avec un socialisme fossilisé.
Un Staline s'était, en son temps, gaussé du Vatican, demandant «combien de divisions» le pape pouvait placer sur un champ de bataille. C'était ignorer l'influence qu'une personnalité sans pouvoir militaire, mais intègre et respectée, peut avoir sur l'évolution des sociétés. Ainsi, on attribue à Jean-Paul II une action décisive sur les changements qui ont entraîné la fin de l'ère soviétique. Le père de la glasnost, Mikhaïl Gorbatchev, en a apporté un témoignage. «Ce qui s'est passé en Europe de l'Est, a-t-il dit, aurait été impossible sans l'impulsion du pape, qui joua sur la scène mondiale un rôle politique exceptionnel.»
Abattre le mur
On cherche aujourd'hui quel leader pourrait abattre le mur érigé entre l'islam et le monde occidental. Du côté musulman, les islamistes sont loin d'avoir partout le haut du pavé. Ils ont fait grand tapage à la suite du discours de Benoît XVI sur la raison et l'islam. Mais tous les chefs religieux ne les ont pas suivis dans leur escalade. Le dialogue respectueux, il est vrai, ne retient pas autant d'attention qu'une manifestation violente. Il n'empêche qu'une quarantaine de leaders musulmans, y compris l'ayatollah iranien Muhammad Ali Taskhiri, ont écrit une lettre ouverte au pape.
La lettre, signalée par Gerald Owen dans le National Post, est presque passée inaperçue ailleurs. Selon la loi islamique, peut-on y lire, «il n'est pas permis ni légitime de prendre pour cible des personnes qui ne sont pas des combattants» ni de s'en prendre à qui que ce soit en raison «seulement de la croyance religieuse». Les signataires déplorent que certains aient choisi d'ignorer cette «tradition bien établie» pour préférer «des rêves utopiques où la fin justifie les moyens». Sans équivoque, ils y condamnent aussi le meurtre d'une religieuse catholique survenu en Somalie peu après le discours du pape.
Qui va donner aux sociétés musulmanes l'espoir qu'elles vont échapper non seulement aux régimes autoritaires qui briment leurs libertés mais aux croyances désuètes qui entravent leur vie? Certainement pas ceux qui font la guerre pour y implanter leur démocratie. Ni ceux qui tiennent l'islam pour une foi oppressive et irréformable. La lutte pour «l'âme» du monde musulman est engagée. Pour tenir l'obscurantisme en échec, un islam authentique, on le voit mieux maintenant, n'a surtout pas besoin de croisade militaire.
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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