Les tribunaux d'arbitrage - La religion devant la loi ? Le rapport Boyd soulève un vif débat

Islam - Voile islamique et Charia

Attendu depuis plus de trois mois, le rapport de l'ancienne procureure générale de l'Ontario, Marion Boyd, sur l'arbitrage des questions de droit familial et successoral donne le feu vert aux tribunaux d'arbitrage basés sur la charia en Ontario. Au Québec, où l'arbitrage religieux est interdit par le Code civil, le Conseil musulman de Montréal envisage de mettre sur pied une instance de médiation familiale qui s'inspirerait des tribunaux rabbiniques, en vigueur depuis plus de 80 ans.
Applaudi par certains, dont plusieurs éditorialistes anglophones, qualifié de naïf par d'autres, le rapport Boyd rendu public lundi dernier donne son aval à l'arbitrage religieux dans les cas de différends familiaux, tel qu'autorisé dans la législation ontarienne depuis 1991.
Certaines balises y sont cependant suggérées pour mieux encadrer la procédure. Les parties devraient par exemple avoir accès à un conseiller juridique indépendant qui les informerait du droit ontarien s'appliquant à leur situation, un droit auquel les parties auraient cependant le loisir de renoncer. L'arbitre devrait aussi soumettre aux hommes et aux femmes qui auraient recours à ses services une déclaration qui énoncerait les principes religieux sur lesquels se baserait l'arbitrage. Les décisions devraient en outre être écrites et les arbitres tenus de conserver des dossiers de toutes les causes entendues.
De façon générale, le rapport vient confirmer la loi ontarienne de 1991 sur l'arbitrage. Cette loi avait été fortement contestée l'an dernier lorsqu'un groupe avait annoncé son intention de créer un tribunal islamique à l'instar de ce qui existe déjà dans les communautés juive et chrétienne.
Dans ses recommandations, Marion Boyd souligne qu'il n'a pas été prouvé que les femmes souffrent de discrimination à la suite d'arbitrages de différends en droit de la famille. Ainsi, deux adultes consentants sont libres de soumettre leur différend à un arbitre de leur choix et d'accepter d'être liés par la décision. En cas de contestation, une des parties peut cependant porter la cause en appel à la cour ontarienne, qui peut accepter ou refuser d'entendre l'appel.
Problématique
L'avocat montréalais Julius Grey, qui a plaidé à maintes reprises l'accommodement raisonnable pour des citoyens appartenant à des groupes ethnoculturels différents, juge «très problématique» de voir ainsi de larges pans du droit soustraits aux tribunaux communs. «Il y a une grande différence entre un accommodement raisonnable -- permettre de porter le turban, le kirpan ou le voile, par exemple -- et la création d'institutions ou de tribunaux séparés. Je suis en faveur de l'accommodement en partie pour empêcher le cloisonnement, pour qu'il n'y ait pas d'institutions séparées, pour permettre à ces gens-là d'adhérer aux institutions ordinaires», fait observer l'avocat, soulignant que les systèmes d'éducation, de santé et de justice communs constituent des éléments fondamentaux de la citoyenneté.
Bien qu'il s'interroge plus spécifiquement sur l'égalité entre les hommes et les femmes dans la religion musulmane, M. Grey s'oppose sans distinction à toutes les formes de tribunaux religieux. Ceux-ci devraient selon lui se cantonner aux questions strictement religieuses et ne pas concurrencer les tribunaux séculiers. «Si le Vatican refuse de libérer un curé de ses voeux, ce dernier devrait pouvoir se marier au palais de justice», illustre-t-il.
Professeure de droit à l'université McGill et engagée dans le débat auprès d'autres groupes comme l'Association des femmes musulmanes, Pascale Fournier estime elle aussi que le rapport Boyd traduit l'incapacité du système de justice à composer avec la spécificité musulmane. «Les femmes musulmanes souffrent de discrimination non seulement en raison d'une interprétation patriarcale de l'islam mais aussi à cause du racisme de la société. Elles se rendent effectivement peu devant les tribunaux», constate la doctorante de l'université Harvard.
Mme Fournier juge cependant déficiente la réponse de Marion Boyd à ce problème : «On leur dit : "puisqu'on ne tient pas suffisamment compte de votre spécificité, créez votre propre système parallèle".»
À l'instar de plusieurs groupes, elle demandait que le droit de la famille soit exclu du champ d'action de l'arbitrage, comme c'est le cas dans la législation québécoise. Peu surprise que Marion Boyd n'ait pas retenu cette position, Mme Fournier s'étonne cependant qu'elle n'ait pas davantage protégé les droits des femmes, en exigeant par exemple que les arbitres se conforment à la Charte canadienne des droits en matière d'égalité entre hommes et femmes.
«Elle n'est pas allée dans cette direction. On confère un pouvoir presque absolu aux communautés religieuses», dénonce Mme Fournier. Elle voit dans les balises apportées par le rapport, quoique souhaitables, un «sceau étatique» à l'arbitrage religieux, risquant d'accroître la pression sociale sur les femmes musulmanes.
«Dans un cas de divorce, on peut imaginer un scénario où une femme immigrante qui n'a jamais travaillé et qui est restée à la maison depuis dix ans pourrait se retrouver privée de ses enfants avec seulement quatre mois de pension alimentaire, sans biens matériels, puisque chaque partie conserve ses biens respectifs», illustre Mme Fournier, qui aurait souhaité qu'on tienne davantage compte de la situation socioéconomique de bon nombre de musulmanes.
Désinformation
Pratiquant l'arbitrage islamique depuis plus de 20 ans en Ontario, au centre Masjid Elnoon, Mubin Chaik qualifie de «désinformation» le postulat d'infériorité de la femme dans l'islam. «Marion Boyd, forte d'un important passé féministe, a elle-même été satisfaite de la façon dont nous respectons les droits des femmes», affirme M Chaik, se targuant d'être cité sept fois dans le rapport.
Il reconnaît que le Coran prévoit que les femmes reçoivent la moitié de l'héritage des hommes de même rang. «Les hommes ont l'obligation de pourvoir aux besoins de la famille alors que la femme peut garder son héritage pour elle-même», explique-t-il.
Pour ce qui est des pensions alimentaires, il souligne que le Coran prévoit une obligation pour le mari de subvenir aux besoins de son ex-épouse pour une durée minimale de quatre mois. «Rien ne nous empêche d'étendre ce délai. Par exemple, pour une femme immigrante qui ne sait pas lire et qui n'a jamais travaillé, on dirait qu'elle doit être soutenue aussi longtemps qu'elle en a besoin pour développer des compétences», énonce l'arbitre religieux, notant que la pension ne doit pas équivaloir à un emploi à temps plein.
Il reconnaît que certaines interprétations conservatrices peuvent faire en sorte que les femmes soient défavorisées par rapport à la justice régulière. «Si la femme est informée de ses droits et accepte de se soumettre à ces règles, même si vous n'êtes pas d'accord, on ne peut pas l'empêcher d'aller en arbitrage avec la charia. Où est le problème ?», déclare M. Chaik, soulignant que les arbitres s'attelleront à la rédaction d'un guide pour définir l'attitude des arbitres dans les différents cas de figure possibles.
L'absence d'arbitrage équivaudrait selon lui à «renforcer l'oppression des femmes vulnérables», peu susceptibles de s'adresser aux tribunaux séculiers.
La charia fait partie intégrante de la religion musulmane, poursuit le religieux. «Ceux qui s'y opposent ne sont pas de vrais musulmans», tranche M. Chaik, niant ainsi le droit à ses détracteurs de se revendiquer de l'islam. Il se défend bien cependant de vouloir obliger toutes les femmes musulmanes à avoir recours à l'arbitrage : «Une femme peut aller devant une cour régulière si elle pense que l'arbitre n'appliquera pas la charia correctement», conclut M. Chaik.


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