La filière de l’école primaire et secondaire qui mène au cégep anglais

0a65990255de68cb3001064c1ee40108

« Depuis vingt ans, les heures consacrées à l’anglais ont quasiment doublé dans les parcours « réguliers » et ont triplé dans les parcours d’anglais intensif. »

Dans sa chronique du 5 mars 2020 dans le Journal de Montréal, « Réseau collégial: l’étincelle? », Joseph Facal se demande pourquoi, après 11 années de cours d’anglais chaque année au primaire et au secondaire « un francophone ressent le besoin d’aller dans un cégep anglophone pour apprendre une langue qu’il devrait déjà savoir »? Voilà une question fort pertinente qui nous amène au cœur du problème du cégep anglais.


Un lecteur perspicace, Akos Verboczy, me fait remarquer que la chose peut aussi être vue à rebours : plutôt qu’un déficit de maîtrise, n’est-ce pas plutôt la maîtrise grandissante de l’anglais chez les jeunes francophones (et allophones scolarisés en français) qui les incite à poursuivre leurs études postsecondaires en anglais?


Il faut « inverser, toujours inverser » disait Charlie Munger, le partenaire d’affaires de Warren Buffet dans le conglomérat multimilliardaire Berkshire Hathaway, qui affirmait que cette technique était son outil de travail le plus important pour résoudre des problèmes. Ceci permettait souvent, selon lui, en changeant complètement de perspective, de voir et de comprendre les choses sous un éclairage nouveau.


Abordée à l’envers, la chose présente en effet une certaine cohérence.



Une augmentation spectaculaire du bilinguisme anglais-français au Québec


On l’oublie parfois, mais les Québécois, surtout les plus jeunes, sont parmi les champions mondiaux du bilinguisme (anglais-français seulement). Voyons quelques faits :




Pourquoi cette augmentation du bilinguisme?


Pourquoi une augmentation aussi spectaculaire du bilinguisme chez les jeunes? Deux facteurs entrent en ligne compte : 1) la place énorme accordée à l’anglais à l’école française et 2) la mutation numérique qui est venue rehausser le prestige de l’anglais et qui l’a rendu accessible partout et en tout temps. Ces deux facteurs se combinent et se renforcent mutuellement.


Depuis 2001, les heures consacrées à l’apprentissage de l’anglais dans les écoles françaises ont explosé. Pensons à l’implantation de l’anglais en troisième année du primaire sous le PQ en 2001. À l’implantation de l’anglais en première année sous le PLQ en 2006. En 2011, encore sous le PLQ, une « mesure » d’anglais intensif visant à imposer 5 mois d’anglais à temps plein de façon « exclusive » en sixième année du primaire a été annoncée par Jean Charest. Une moitié d’année en anglais vient maintenant couronner tout le cycle du primaire. Tout un symbole et un puissant message sur la place et le rôle que cette langue doit occuper dans la société québécoise.


Avant cela, on avait aussi ajouté plus de cours d’anglais au collégial. On a aussi, dans la plupart des programmes universitaires, ajouté des cours d’anglais obligatoires. Au secondaire, certains élèves inscrits dans des programmes de « langue seconde enrichie » font de l’anglais le tiers du temps. Encore mieux, on leur offre de l’anglais « langue maternelle ». De l’anglais, « langue maternelle »?... Passons.


Dans le réseau français, un étudiant québécois aura des cours d’anglais obligatoires de la première année du primaire à la sortie de l’université. Cela est, je crois, sans parallèle ailleurs au monde. Pour une petite nation comme la nôtre, qui n’est pas indépendante et où l’anglais livre une rude concurrence au français comme langue d’intégration, cela est peut-être trop.




Diglossie plutôt que bilinguisme


Quand on examine attentivement la structure du système d’éducation au Québec, l’obligation qui est faite de suivre des cours d’anglais chaque année scolaire à tous les niveaux d’éducation, l’absence de « libre-choix », l’offre inexistante de deuxième langue seconde dans le système public régulier, ainsi que le traitement différentiel du système d’éducation de langue anglaise qui n’impose pas de « français intensif » de façon obligatoire, force est de constater qu’il s’agit d’un système d’éducation que l’on pourrait qualifier de «semi-bilingue».


Un bilinguisme « asymétrique » de surcroît, où les anglophones subissent moins de contraintes en ce qui a trait à l’apprentissage du français dans leur éducation que les francophones pour l’anglais. « Bilinguisme », ici, étant un mot piégé qui donne l’impression d’une liberté de choix de la langue seconde. Ce qui n’est pas le cas. Le mot approprié est « diglossie », définie comme la coexistence de deux normes linguistiques sur le même territoire.


Depuis vingt ans, les heures consacrées à l’anglais ont quasiment doublé dans les parcours « réguliers » et ont triplé dans les parcours d’anglais intensif. Certains étudiants font maintenant, durant leur parcours scolaire au primaire et au secondaire, plus d’heures d’anglais que d’heures de mathématiques, de sciences, d’histoire, de géographie ou de français. Ce qui envoie aux jeunes un message subliminal puissant et pas du tout subtil : « l’anglais, c’est la matière reine, la matière la plus importante ».


À noter que la dernière Politique sur la réussite éducative, dévoilée par le ministre Proulx du PLQ en juin 2017, était muette comme une carpe concernant la maîtrise du français chez les élèves du secondaire. Cela est plus qu’un malheureux oubli. Aux plus hauts échelons du ministère de l’Éducation, la valorisation du français comme langue d’enseignement ou comme langue de culture ne semble tout simplement plus être sur l’écran radar.




L’environnement numérique


À cette influence de l’école, il faut ajouter l’environnement numérique : YouTube, Netflix, TikTok, tous les GAFA de ce monde qui rendent la culture anglo-américaine accessible sur tous les écrans, de toutes les maisons, en tout temps. L’anglais n’a jamais aussi présent dans nos foyers. Il me semble suicidaire d’en faire abstraction.


Dans une étude récente[1], Statistique Canada va jusqu’à écrire : « Depuis 2006-2007, les enfants qui résident au Québec suivent un programme d’anglais langue seconde dès le premier cycle de l’école primaire, ce qui pourrait avoir une incidence sur le taux de bilinguisme français-anglais des cohortes plus récentes. Il est par ailleurs possible que les nouvelles générations d’enfants et de jeunes qui résident au Québec soient plus souvent exposées à l’anglais ou encore que ces enfants et ces jeunes soient plus intéressés et motivés à apprendre l’anglais et à l’utiliser dans leur vie quotidienne, comparativement à leurs prédécesseurs. »


L’écroulement de la fréquentation du collégial français arrive donc sur les pas d’une valorisation constante de l’anglais depuis 20 ans, d’une absence de valorisation du français, d’une hausse stratosphérique du bilinguisme anglais-français chez les jeunes, et d’une présence grandissante de la culture anglo-américaine dans nos maisons.


Notre politique d’enseignement de la langue seconde n’a jamais été actualisée pour tenir compte du nouvel environnement numérique dans lequel baignent les jeunes. Au lieu d’en prendre acte et d’axer davantage l’école sur la valorisation de la langue et de la culture en français, l’école est venue peser sur l’accélérateur des tendances à l’anglicisation.



Une motivation intégrative plutôt qu’instrumentale


Les linguistes distinguent deux formes de motivations dans l’apprentissage d’une langue, soit la motivation instrumentale (on apprend une langue parce qu’on en a besoin) et la motivation intégrative (on apprend une langue parce qu’on veut s’intégrer au groupe qui la parle). La motivation intégrative, plus forte, conduit à une meilleure maîtrise de la langue, voire à l’assimilation pure et simple.


Les jeunes francophones sont-ils passés, en quelques décennies, d’une motivation de type instrumentale à une motivation de type intégrative dans l’apprentissage de l’anglais? Statistique Canada l’écrit presque textuellement: « Par exemple, de 1989 à 2009, on a observé une augmentation significative de la proportion de jeunes Québécois de 15 à 34 qui consomment divers produits culturels ‘‘également en français et en anglais’’ plutôt que ‘‘surtout en français’’ (par exemple écouter des chansons, assister à des spectacles, lire des livres). De même, de 2012 à 2018, la proportion de jeunes francophones qui se sont montrés indifférents face à un accueil non francophone dans des commerces de la région de Montréal a plus que doublé, passant de 26 % à 55 %. Enfin, certaines études ont révélé que les enfants et les jeunes francophones du Québec manifestent un intérêt grandissant pour l’apprentissage et l’utilisation de l’anglais dans leurs activités quotidiennes ».


Revenons à la question de départ : qu’est-ce qui fait qu’« un francophone ressent le besoin d’aller dans un cégep anglophone pour apprendre une langue qu’il devrait déjà savoir »?


Le problème est mal posé.


Les jeunes qui choisissent le cégep anglais sont, pour la majorité, déjà bilingues. Leur motivation, pour plusieurs, n’est plus de type instrumental, mais de type intégratif. Ils ne veulent plus seulement apprendre l’anglais (qu’ils connaissent déjà), mais s’intégrer au groupe anglophone. Cela est normal : tout au long de leur scolarité, depuis la première année du primaire, on leur a martelé l’importance extrême de l’anglais, condition sine qua non de la réussite au Québec.


Le collégial anglais récolte ainsi les fruits semés, dans les écoles françaises, tout au long du primaire et du secondaire. Toute notre politique d’aménagement linguistique, incluant la politique d’apprentissage de la langue seconde, est à revoir.


[1] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/75-006-x/2019001/article/00014-fra.h...