La grande évasion

L’electeur Québécois a pris l’air. Beaucoup d’air. Il s’est évadé de la routine, de l’habitude. Mais il est toujours prisonnier du Canada.

Recomposition politique au Québec - 2011



Ils se sont évadés. Les électeurs québécois ont massivement tourné le dos au Bloc — puisqu’ils y étaient en plus grand nombre — tourné le dos aussi au Parti libéral et au Parti conservateur pour suivre la piste orange.
Évadés, oui, mais de quoi ? De la prison, justement. De la prison du statu quo.
Je m’explique. Pour l’électeur québécois moyen du début de 2011, l’avenir semblait bloqué. À Québec, un gouvernement libéral détesté. À Ottawa, un gouvernement conservateur tout aussi détesté. À Montréal, un maire dont on souhaite le départ.
Mais rien n’y fait. Charest est installé encore pour deux ans. Tremblay aussi. Et l’élection fédérale n’avait qu’un but: savoir si Harper serait minoritaire ou majoritaire. Ce que d’autres, en Ontario, allaient décider.
Une prison, vous dis-je. Un sentiment de grande frustration. Immobiles, les Québécois ? Pas par choix.
La campagne a commencé avec son ron-ron habituel. La même rengaine que la dernière fois. Gilles Duceppe a-t-il fait un début de campagne avec moins de tonus que d’habitude ? Oui, c’est indubitable. Mais aurait-il été meilleur que cela n’aurait rien changé. L’important est qu’il a dit la même chose qu’en 2008 et la même chose qu’en 2006. Ces choses n’étaient pas moins vraies qu’avant. Mais elles renforçaient le sentiment d’enfermement. Rien n’allait changer.
Puis, quelqu’un, quelque part, un francophone souverainiste sans doute, a dit à son voisin, son copain, son cousin: pourquoi on voterait pas Jack? La rumeur a couru. D’abord, presque une blague. Puis, un défi. Pourquoi pas, finalement ? À Pâques, autour du coco, on ne parlait que de ça. Toi aussi tu y penses ? Même mon oncle, Rouge, et le beau-frère, Bleu, de Québec, semblaient partants. Ben s’ils osent, eux, pourquoi pas nous ?
Layton a-t-il été meilleur, dans cette campagne, que dans les précédentes ? C’est indubitable. Mais aurait-il été moins bon, que cela n’aurait rien changé. La rumeur a grandi que, cette fois, on allait faire quelque chose de différent. Que cette fois, on allait s’évader.
Et plus les électeurs québécois ont vu que d’autres électeurs québécois prenaient la poudre d’escampette, plus ils ont voulu les suivre, dans un mouvement collectif d’affranchissement. Il y a de l’espièglerie dans la décision de l’électorat. Un sentiment d’école buissonnière. D’enfreindre des règles. De bousculer les usages. Une prise de liberté. Un écart, qu’on croit bénin, qu’on peut se permettre.
Au début, on croit cet écart sans conséquence. Gilles Duceppe — que les électeurs ont applaudi lors du débat en lui donnant la palme du vainqueur — les avait bien dédouanés: Jack ne pouvait pas devenir premier ministre. Alors, voter Jack, ça ne coûte rien. On change d’opposition. On change de couleur. Mais on ne pose pas de geste grave.
Ceux qui suivent les choses de plus près, comme vous, chers internautes, ont compris dans un second temps seulement que ce geste pouvait être grave, mais… dans le bon sens du terme. D’abord ce Jack était en train de donner une leçon aux libéraux, en les reléguant en troisième place. Chez les évadés, personne ne pleure dans les chaumières, au contraire. Cela contribue au mouvement. On ne savait pas qu’on pouvait “se payer” la marque de commerce libérale en plus ! Même si Ignatieff, comme l’a fameusement dit Dodo à TLMEP, n’était pas si mauvais. Mais il arrivait après Trudeau, Chrétien, Dion. C’était trop. On en veut plus des Rouges. Ils nous en ont trop fait. Ouste… Du balai…
Puis on a compris qu’ailleurs au Canada, si suffisamment de gens s’évadaient, comme nous, Harper pourrait même être renversé et Jack pourrait diriger une coalition. Un geste grave, oui, mais qui n’allait pas ralentir l’évasion vers le parti orange. Renverser Harper, sans le remplacer par des Libéraux qu’on exècre pour 100 bonnes raisons, on n’osait pas y croire. Pour un instant, cela semblait possible, alors, se sont dit les Québécois, allons-y gaiement !
Où cette évasion va-t-elle nous mener ? Les Québécois ne le savent pas. Ils trouvent Jack bien sympathique. Il a l’air de comprendre le Québec, même s’il ne dit rien de bien concret. Il partage nos sensibilités de sociaux-démocrates modérés. On aurait été content de le voir nous représenter au G8, ça c’est sûr. (Moi aussi.)
Les Québécois sont-ils moins nationalistes, moins souverainistes qu’avant ? Mais non, qu’allez-vous chercher-là ? Vous ne voyez pas tous les souverainistes qui ont voté NPD en expliquant que c’était le bon moment, pour une bonne raison et que — ben, ça nous tentait, c’est tout ! Puis des séparatistes, il y en a même dans le caucus NPD ce soir. (Je reviendrai dans les jours qui viennent sur les impacts du vote sur la question nationale).
Ils sont heureux d’avoir donné une leçon aux Libéraux, oui. D’avoir donné une chance à Jack, oui. D’avoir donné une leçon à Duceppe ? D’en avoir donné une à Duceppe ? Non, personne n’en est fier. Il est une victime collatérale de l’évasion. On a rien à lui reprocher. Dès demain, vous verrez, on regrettera de lui avoir fait de la peine.
Mais le fait reste. Même si 80% des Québécois ont voté contre les conservateurs, ce lundi, Harper sera encore au gouvernement. Qui l’a élu ? Le Québec ? Non. C’est le Canada.
L’electeur Québécois a pris l’air. Beaucoup d’air. Il s’est évadé de la routine, de l’habitude. Mais il est toujours prisonnier du Canada.

(* Ce billet pourra être mis à jour dans les minutes et heures qui viennent.)

Squared

Jean-François Lisée297 articles

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Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





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