Alexis Tétreault est ce jeune intellectuel qui avait signé une lettre époustouflante dans le Journal de Montréal en mars 2021, lettre où il rappelait, avec une plume lyrique et magnifique, l’importance de la culture, notre culture, comme « élément d’intelligibilité de l’histoire », de notre histoire alors que tout un courant intellectuel postmoderne importé des États-Unis, la « Critical Race Theory », tente de nous faire fait voir et interpréter notre histoire à travers le prisme racial américain. Cette lettre était pour moi comme un coup de semonce annociateur de la naissance publique d’un essayiste et écrivain de haut vol.
Alexis Tétreault publie ces jours-ci son premier livre chez VLB éditeur « La nation qui n’allait pas de soi ». Il s’agit à mon avis d’un essai majeur.
Son livre traite de « mythologie politique », entendu ici dans le sens d’une vérité profonde enfouie dans l’âme d’un peuple et qui lui sert à la fois de guide inconscient et de carburant psychologique et, en particulier, de la « mythologie politique de la vulnérabilité », qui est « l’irréductible sentiment qu’un jour, soudainement ou subrepticement, la nation québécoise disparaitra ». Ce mythe s’est implanté profondément dans la psyché québécoise à cause de l’histoire particulière qui est la nôtre, notre existence comme peuple ayant été remise en cause « par une force qui la dépasse » à au moins deux reprises : lors de la Conquête et la cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre et lors de l’Union du Bas et du Haut-Canada, recommandation contenue dans le célèbre Rapport Durham par suite des rébellions des Patriotes de 1837-1838. L’Union des Canada, et la mise en minorité des francophones qui en résulta, a fécondé à la fois le mythe de la survivance (« Que les Canadiens restent fidèles à eux-mêmes… une partie de notre force vient de nos traditions; ne nous éloignons ou ne les changeons que graduellement » dixit François-Xavier Garneau) et celui de la vulnérabilité (« le Québec peut disparaitre »).
Ces idées avaient été développées par l’essayiste Pierre Vadeboncoeur et aussi par Jacques Beauchemin. Tétreault les reprend, et s’en sert pour refaire le fil de l’histoire du Québec, qui oscille, depuis le Rapport Durham, entre la mythologie de la survivance (ou de la permanence) et celle de la vulnérabilité, entre l’idée que le Québec, qui a survécu à la minorisation imposée par la Conquête depuis 262 ans, pouvait se tenir à l’écart de l’Histoire et serait ainsi éternel, et celle que, petite nation, il allait finir par se dissoudre dans la mer anglophone de l’Amérique du Nord. Si la mythologie de la vulnérabilité a été mobilisée fortement dans l’après-guerre et a menée à la montée du mouvement indépendantiste, à la Révolution tranquille, à la Charte de la langue française, cette marée a reflué avec l’échec des deux référendums sur la souveraineté du Québec. Depuis l’échec de 1995, les Québécois ont basculé dans la mythologie de la permanence ou de la « normalité » qui leur offre l’illusion d’être « majoritaire ». Si cette illusion a été nourrie par la Charte de la langue française, elle reste dangereuse et fausse, car les Québécois ne constituent qu’une « majorité » provinciale, c’est-à-dire cul-de-jatte et non souveraine. Aujourd’hui, alors que la provincialisation des esprits triomphe plus que jamais, que l’horizon s’est rétrécit, les Québécois ne sentent majoritaires et invincibles, permanents, éternels à l’intérieur de leur « Québec-province ».
Les Québécois se comportent comme si, en réaction à l’échec de l’indépendance en 1995, ils avaient décidé, dans leur imaginaire, que le résultat de 1995 était nul et non avenu, qu’ils étaient souverains quand même et ils font fi de la réalité de leur dépendance, de leur « soumission » à l’ordre fédéral, qui les écrase et les domine. De plus, avec l’influence croissante de la « Critical Race Theory », « on observe un phénomène inédit et étonnant. Alors que nombre de Québécois cherchaient à faire advenir politiquement leur statut de nation majoritaire par le truchement de l’indépendance, la dynamique de la société des identités les transforme de facto en majorité politique. Tout cela par la magie du verbe, et non en raison d’une quelconque transformation politique et culturelle. » L’imaginaire politique québécois actuel est donc « complètement divorcé du rapport de force à l’œuvre dans la fédération canadienne ».
Tétreault nous met en garde au péril inhérent à la normalisation du statut provincial à travers le « nationalisme » caquiste qui a pour horizon le « Québec-province » : « un Québec rénové où se seraient concentrées les aspirations politiques des Canadiens français pourrait n’être, au demeurant, que le « dernier sursaut avant de sombrer dans l’assimilation vers laquelle les ont conduits les déterminismes séculaires de leur tragique histoire. Un Québec à l’identité majoritaire pleinement cristallisée, mais qui se serait décidé à restreindre ses ambitions aux limites établies par le fédéralisme canadien, ne serait rien d’autre qu’une nation très bien annexée en marche vers son assimilation et sa « stagnation dans la médiocrité ». Il serait une prison dans laquelle une nation minoritaire s’imaginerait majoritaire ».
Tétreault en appelle donc à renouer avec le mythe de la vulnérabilité car ce « ferment anxiogène » loin d’être un facteur d’immobilisme et de dépression est, bien au contraire, « à l’origine de nos projets politiques les plus féconds ». Le « constat catastrophiste » de la possibilité de disparition du Québec français a donc servi de carburant pour l’action politique qui a permis à la nation québécoise de s’affirmer et de perdurer. Il est aussi, peut-on rappeler, beaucoup plus proche de la réalité factuelle des choses que le mythe de la normalité.
La prise de conscience du péril de la minorisation-assimilation qui nous guette est la seule façon pour les Québécois d’échapper au « destin crépusculaire que lui promettent les architectes de la fédération canadienne ». Cela ne manquera pas, selon Tétreault, de « heurter de plein fouet une nation qui s’appréhende à présent selon le mythe de la majorité normalisée ». Il ne reste plus qu’à « espérer que ce miroir déformant éclate avant qu’il ne soit trop tard ».
Ce livre est un solide coup de boutoir, qui arrive juste à temps, dans ce miroir déformant.