« Ridicule. Il ne faut avoir rien vécu dans sa vie pour écrire ceci. » Le commissaire Renaud Lachance a voulu atténuer les critiques envers les partis politiques dans le rapport de la commission Charbonneau, en particulier au sujet du Parti libéral du Québec. Ce qui a mené à des échanges houleux avec la présidente France Charbonneau.
C'est ce que démontre une version préliminaire du chapitre sur le financement des partis politiques, annotée par le commissaire Lachance au début de septembre, et dont Radio-Canada a obtenu copie.
Nous avons également obtenu des courriels qui mettent en lumière le climat acrimonieux qui régnait entre France Charbonneau et Renaud Lachance au moment de rédiger le chapitre le plus sensible du rapport.
« Tu devrais te regarder le nombril avant de faire la morale aux autres. »
— Renaud Lachance, à l'intention de France Charbonneau
C'est ainsi que Renaud Lachance conclut un courriel adressé à France Charbonneau le 30 août, en réponse à un long message qu'elle venait de lui écrire. « Il y aura bientôt un mois que tu as décidé de m'ignorer. Pourtant, je te rappelle que notre devoir va au-delà de nos différends. »
« Si tu décides d'inscrire tes commentaires dans le mot du commissaire plutôt que dans le texte, tu sais que cela va détourner l'attention des médias et de la population et va faire porter le débat sur nous plutôt que sur le rapport. Est-ce bien cela que tu veux? », poursuit-elle.
France Charbonneau voulait rallier son collègue et éviter une dissidence. « Il me fera grand plaisir de changer le texte. C'est pourquoi j'aimerais que tu m'indiques preuve à l'appui ce pour quoi tu n'es pas d'accord. »
Quelques jours plus tard, Renaud Lachance lui fait parvenir une centaine de pages annotées de sa main. Nous avons analysé 80 commentaires et ratures. En voici quelques exemples.
Au sujet de Marc Bibeau et Jean Charest
Le PLQ a été davantage au coeur des travaux de la commission que les autres partis. Un passage au sujet de Marc Bibeau, proche de l'ex-premier ministre Jean Charest et décrit à plusieurs reprises comme le grand argentier du PLQ, soulève des questions sur l'appréciation de la preuve de la part de Renaud Lachance. Il a rayé la phrase : « Bibeau n'était pas seulement le responsable du financement au PLQ. »
En marge de cette rature, il écrit : « Important, seul Robert Benoît (ex-député, Orford, PLQ) a dit qu'il a entendu dire que Bibeau était le responsable du financement. En fait, Bibeau n'a jamais eu de fonction officielle au PLQ. »
Pourtant, durant les audiences publiques de la commission Charbonneau, plusieurs témoins - dont des gens du PLQ - ont confirmé le rôle de Marc Bibeau. Entre autres témoins, Violette Trépanier, Marc-Yvan-Côté et Pierre Bibeau qui ont employé précisément le terme « responsable du financement ».
Plusieurs dirigeants de firmes de génie ou de construction ont aussi confirmé le rôle de Marc Bibeau, dont Yves Cadotte de SNC-Lavalin, Tony Accurso, ex-dirigeant de Simard Beaudry, et George Dick de l'entreprise RSW. Ce dernier a affirmé que Marc Bibeau se présentait comme un proche conseiller de Jean Charest lorsqu'il l'a sollicité pour contribuer au PLQ.
Dans un autre passage, il raye sans explication le nom de Jean Charest dans la phrase : « Les sollicitations à contribuer sont devenues particulièrement pressantes de la part du Parti libéral dans les années 2000 sous la gouverne de Jean Charest et Marc Bibeau. »
Ne manquez pas l'émission Enquête à 21 h ce soir : nous dévoilerons d'autres extraits de la correspondance entre France Charbonneau et Renaud Lachance.
Le « procès » de Nathalie Normandeau
Renaud Lachance voulait retrancher environ cinq pages au sujet de Nathalie Normandeau, dont plusieurs passages qui critiquaient sa gestion d'un programme de subventions pour des usines de traitement des eaux.
Les témoignages à la commission Charbonneau ont démontré que l'ex-ministre des Affaires municipales s'est servie de son pouvoir discrétionnaire pour majorer la subvention d'une grande proportion de projets situés dans l'Est du Québec, une région où la firme Roche était bien implantée. Roche a donc décroché beaucoup plus de contrats dans des municipalités qui ont obtenu une aide majorée, soit près du double de sa plus proche concurrente, BPR.
Renaud Lachance jugeait « non nécessaire » un passage qui traitait des relations privilégiées entre le chef de cabinet de Nathalie Normandeau, Bruno Lortie, et l'ex-ministre libéral Marc-Yvan Côté, alors vice-président de la firme de génie Roche. MM. Lortie et Côté s'impliquaient ensemble dans le financement de la ministre.
Sur l'une des pages qu'il rature, Renaud Lachance a écrit : « propos ne concernent pas le mandat de la commission; n'est pas de la collusion; n'est pas de la corruption, n'est pas du financement des partis politiques. Tout ceci ressemble à une forme de procès. »
Le commissaire Lachance voulait également retirer du texte une référence au rapport de la commission Gomery qui avait cité Marc-Yvan Côté et Bruno Lortie en lien avec des irrégularités de financement politique au Parti libéral du Canada. Pour justifier le retrait de cet élément, Renaud Lachance écrit :
« Propos nécessaires? Pourquoi taper sur quelqu'un qui est déjà à terre? »
— Renaud Lachance, en parlant de Bruno Lortie
Rencontres « inappropriées » de Line Beauchamp
Renaud Lachance était aussi en désaccord avec un passage qui critiquait l'ex-ministre Line Beauchamp. Le document relate un petit-déjeuner au club privé 357C où Line Beauchamp a rencontré des dirigeants de firmes de génie et de construction. L'événement a lieu cinq jours après le déclenchement de la campagne électorale de 2007, dont Line Beauchamp était la directrice pour le PLQ.
Le soir même, plusieurs des convives au petit-déjeuner au 357C se sont rendus à un cocktail de financement pour le PLQ, qui se tenait dans un autre club privé. L'un d'eux, Rosaire Sauriol de Dessau, a dit à la commission Charbonneau que ce genre de rencontres avec une ministre, qui s'est présentée sans personnel politique, ne se reproduirait plus aujourd'hui.
Dans la version préliminaire du chapitre que nous avons obtenu, Renaud Lachance voulait enlever la phrase : « rencontres qu'on peut qualifier d'inappropriées en raison du fait qu'elles étaient réservées à quelques personnes et tenues dans un cadre confidentiel et privé. » En marge, il commente ainsi :
« Ridicule. Il ne faut avoir rien vécu dans sa vie pour écrire ceci. »
— Renaud Lachance
Dans le rapport final, cette phrase a été remplacée par « rencontres qui soulèvent des questions, notamment d'ordre éthique ».
D'ailleurs, Renaud Lachance utilise à cinq autres reprises le terme « ridicule » pour qualifier des passages de la version préliminaire, sans étayer sa pensée. Par exemple, il a écrit ce mot en marge de la phrase : « Les partis au pouvoir ont tiré profit de l'octroi de subventions et de contrats publics pour soutirer des contributions politiques auprès des entreprises. » Cette citation a été conservée intégralement dans le rapport final.
Le successeur de Renaud Lachance au poste de vérificateur général, Michel Samson, était cité à quelques reprises dans le chapitre annoté que nous avons obtenu. Dans son rapport 2012-2013, M. Samson avait critiqué le programme des usines d'eaux usées sous Nathalie Normandeau et un programme de subvention d'installations sportives qui était sous la responsabilité de Michelle Courchesne.
Renaud Lachance a rayé toutes les références à son successeur, la plupart du temps sans explication. À un endroit, il écrit que la référence à une critique du vérificateur général qui l'a suivi en poste est « non pertinente au mandat de la Commission ».
Nous avons contacté Renaud Lachance; il nous a dit qu'il ne souhaitait pas accorder d'entrevue pour le moment.
La commission Charbonneau
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