Le mémoire de lord Durham contre le projet de loi 14

Bien comprendre Durham

Comme de coutume, la moindre bonification proposée à la politique linguistique du Québec a l’heur de ramener au créneau ceux et celles qui y voient une atteinte aux libertés fondamentales. À force de rejouer ce débat, on en vient à oublier que ce filon était déjà bien exploité avant la charte de 1982 et remonte en fait à l’époque des Lumières. Or, si ce n’est pas précisément la «faute à Voltaire», les arguments déjà invoqués contre le projet de loi 14 modifiant la Charte de la langue française ont déjà été brillamment exposés par l’un de ses héritiers, lord Durham.
Le Québec n’a jamais bien compris Durham. En revanche, les auteurs anglo-saxons n’ont eu de cesse de réinterroger son célèbre rapport afin d’y voir, tour à tour, le fondement du Commonwealth moderne, un manifeste pour l’émancipation des colonies – ou pour le capitalisme sauvage – ou une défense des droits individuels envers la tyrannie de la majorité. Au Canada français cependant, la cause fut vite entendue. À l’exception d’une poignée d’intellectuels, dont Étienne Parent et Maurice Séguin, la conviction s’est durablement installée que le Rapport Durham n’est rien d’autre qu’un monument au racisme d’État, décrétant que « le caractère national qui doit être donné au Bas-Canada doit être celui de l'Empire britannique, celui de la majorité de la population de l'Amérique britannique, celui de la race supérieure qui doit à une époque prochaine dominer sur tout le continent de l'Amérique du Nord ». Cette explication commode fait singulièrement l’affaire de nos jours des adversaires de la protection du français, leur permettant de présenter comme modernes et modérés, des arguments pourtant invoqués dès 1839 par Durham pour justifier sa politique d’assimilation.
John G. Lambton, 1er comte de Durham est issu de la fine fleur de l’élite radicale anglaise, à gauche du parti Whig, héritier de la tradition libérale de Fox, Mill et Wilberforce. « Radical Jack » est en outre un des artisans du Reform Bill de 1832, qui ouvre le suffrage électoral aux classes moyennes, favorable aux premières lois ouvrières et défenseur de l’émancipation des Irlandais et des catholiques. Au plan philosophique, Durham demeure associé au courant utilitariste de Jeremy Bentham, cherchant en toute chose, « le plus grand bonheur au plus grand nombre ». L’utilitarisme s’est d’abord élevé contre les privilèges de la noblesse et le poids financier qu’elle fait peser sur l’État et l’Empire britanniques (dans son rapport, Durham s’en prend d’ailleurs à la « Clique du Château », qui bénéficie à Québec de riches sinécures). Les utilitaristes prônent la libéralisation des échanges pour que l’Angleterre arrive à nourrir ses pauvres avec du blé importé et afin de vendre ses produits industriels partout dans le monde et non pas seulement dans ses colonies. Les utilitaristes militent donc pour l’émancipation des colonies qu’ils jugent un fardeau inutile. La responsabilité ministérielle, « l’autre » grande mesure du Rapport Durham, n’est en somme qu’une manière commode de se débarrasser de ces colonies qui pourront, à leur tour, expérimenter le libéralisme et la démocratie.
Comme on le voit jusqu’ici, rien qui permette de classer Durham parmi les racistes primaires. En 1837, Durham est même pressenti pour prendre la tête des Philosophics Radicals à la Chambre des Communes, un groupe des députés utilitaristes menant une lutte acharnée contre les privilèges de la noblesse et pour les droits du peuple : l’équivalent anglais de Québec solidaire. Pour bien des historiens, c’est d’ailleurs pour freiner son ascension politique que le gouvernement whig de lord Melbourne l’envoie au Canada enquêter sur l’obscure rébellion des Canadiens français…
Comment un utilitariste, comme Durham, envisage-t-il la survie d’une communauté de langue et de culture françaises dans une colonie britannique ? Passons sur les jugements de valeur qu’il porte sur le peuple canadien. L’essentiel n’est pas là. Son regard est d’abord sociologique. Écrire par exemple au début du XIXe siècle qu’il s’agit d’un peuple sans histoire et sans littérature revêt d’abord un sens hégélien signifiant qu’ils ne sont pas parvenus à constituer une communauté politique pluraliste. Le maintien d’une langue et d’une culture françaises aurait en fait contribué à asservir les Canadiens français à une petite élite réactionnaire qui brandit la menace de la disparition nationale afin de consolider son emprise sur une société archaïque. Pris individuellement, Durham juge d’ailleurs ces gens plutôt doués, valeureux et intelligents, mais incapables de former une collectivité moderne tant qu’ils demeureront crispés dans la défense de leur langue et de leur identité.
C'est pour les tirer de leur infériorité que je veux donner aux Canadiens notre caractère anglais […] Je le désire pour l'avantage des jeunes instruits que la différence du langage et des usages sépare du vaste Empire auquel elles appartiennent.
Contrairement à l’idée reçue, Durham n’a jamais considéré l’assimilation comme inévitable, mais plutôt « souhaitable », en vue d’assurer l’épanouissement des générations futures. Il évalue d’ailleurs le prix que ces dernières auront à payer si elles s’acharnent à conserver leur idiome : l’assimilation si les francophones quittent le Québec (ils seront près d’un million à connaître ce sort dans le nord-est des États-Unis avant 1940) ou subir l’exploitation de la part des capitalistes anglo-saxons s’ils restent au Québec. À la fois prophétique et tragique :
«Je désire plus encore l'assimilation pour l'avantage des classes inférieures. S'ils essaient d'améliorer leur condition, en rayonnant aux alentours, ces gens se trouveront nécessairement de plus en plus mêlés à une population anglaise ; s'ils préfèrent demeurer sur place, la plupart devront servir d'hommes de peine aux industriels anglais.»
En somme, nulle haine envers le fait français ni acharnement à détruire une culture originale. À l’heure de la première mondialisation, celle consécutive à la révolution industrielle, au libre-échangisme et à la montée politique des classes populaires, Durham considère tout simplement que le maintien d’une société française en Amérique du Nord britannique entrave le droit de ses membres à pleinement participer au progrès matériel et social et de librement exprimer leurs convictions politiques – qu’elles soient de gauche ou de droite.
D’une incroyable modernité, on aura aussi compris que les arguments de Durham auront la vie longue, repris jusqu’à nos jours, tant par la gauche cosmopolite que par la droite libertaire. De tous, Durham demeure cependant le plus lucide; celui qui osa poser la seule véritable issue où mène un tel raisonnement : une marche inéluctable vers l’assimilation. Gageons que les adversaires du projet de loi 14 n’iront pas jusque-là dans leurs mémoires présentés en commission parlementaire. Sans doute cependant nous rappelleront-ils une chose toute simple : choisir de parler et de vivre en français au Québec n’ira jamais de soi. Il s’agit d’un choix militant, effronté même, voire préjudiciable envers nous-mêmes ajouterait lord Durham. En fait, seules une vigilance de tous les instants et une promotion effrénée peuvent permettre de freiner l’érosion du fait français en Amérique, notamment parce que ce choix va justement à l’encontre de la froide logique exposée par lord Durham.
Foncièrement libéral, anticoloniste et pourfendeur des privilèges, Durham n’a en somme fait que nous indiquer la voie pour parvenir à nous libérer de nos racines. En 2013, ses héritiers ne disent pas autre chose.

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Gilles Laporte34 articles

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professeur d’histoire au cégep du Vieux Montréal.

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