Le prix du bonheur et la logique marchande

Chronique de Louis Lapointe

Est-ce que l’eau et l’air ont un prix ? Est-ce que le bonheur a un prix ? Parler le français en a-t-il un aussi ? Nous connaissons tous la réponse. Dans un univers capitaliste, toute chose, tangible ou intangible, a un prix si elle répond à une demande et peut générer un profit.
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À l’occasion de la signature de l’Acte de Québec, afin d’obtenir leur soutien contre une éventuelle invasion américaine, le conquérant anglais avait concédé aux Canadiens qu’ils puissent continuer à pratiquer leur religion, parler leur langue et conserver leur code civil. Ces concessions correspondaient au désir des marchands anglais de protéger leurs fonds de commerce.
Tous les commerçants vous le diront, tout frein à la liberté de commerce a un prix. Si la religion n’en est plus un depuis l’avènement de la Révolution tranquille, la langue française et le Code civil constituent toujours des obstacles, ils ont un coût par rapport aux marchés où l’anglais et le commun law sont devenus la règle.
Le capitalisme tel qu’il se pratique depuis la déréglementation des marchés et la libéralisation des échanges survenue au milieu des années 1980 exige un aplanissement des exigences de l’État. Moins de règles, moins de taxe sur l’emploi, moins d’imposition des compagnies, moins d’impôt pour les dirigeants d’entreprise afin de favoriser leur mobilité.
La seule règle que les capitalistes respectent, c’est la logique marchande. Si l’eau avait une valeur marchande et que son exploitation rapportait plus que celle des gaz de schiste, il y a fort à parier que les compagnies de gaz y penseraient à deux fois avant de polluer la nappe phréatique.
Il en est de même pour le bonheur. La vie de famille est de plus en plus un luxe que seuls les plus riches peuvent se payer. Fini l’époque ou un des deux conjoints pouvait demeurer à la maison pour s’occuper des enfants. La vie coûte de plus en plus cher et il faut travailler pour consommer et payer les études des enfants, quand ce ne seront pas leurs soins de santé. Il faudra bientôt payer pour avoir un médecin de famille, alors qu’il est déjà possible de bénéficier de soins spécialisés plus rapidement si vous en avez les moyens.
Ceux qui rêvent de nous rendre productifs malgré nous ont compris que la logique marchande devait faire en sorte que de moins en moins de citoyens choisissent leur bonheur aux dépens de la productivité. Voilà pourquoi il faut privatiser les coûts des services de santé, augmenter les tarifs d’électricité, les droits de scolarité universitaires et les taxes sur la consommation.
Il faudra faire en sorte que tout individu valide n’ait pas d’autres choix que de mettre l’épaule à la roue pour augmenter notre productivité. C’est cette même logique qui a conduit nos gouvernements à subventionner les garderies, les coûts de ces dernières étant moins élevés que les impôts et les taxes que rapportent à l’État ceux qui les utilisent dans le but d’augmenter leur revenu familial.
Que les citoyens aient moins de temps à consacrer à leurs enfants, à leurs vieux parents, à leur engagement civique importe peu. La raison du capitalisme sauvage l’emporte toujours sur la raison.
Voilà ce qu’est la logique marchande. Incontrôlée et poussée à son paroxysme, elle est autodestructrice. Tant que vendre des armes générera plus de profits que protéger la vie humaine, il y aura la guerre et on continuera à tuer impunément des innocents.
Voilà pourquoi vivre en paix dans un environnement sain, boire de l’eau potable, chauffer nos maisons à prix raisonnable l’hiver, bien s’occuper de nos enfants et de nos vieux parents, parler une langue commune : le français, fonder un pays avec des frontières, tout cela a un coût. Pas un coût collectif qu’il faudrait que les plus riches assument en proportion de leur richesse, mais un coût individuel que les défenseurs de la logique marchande voudraient voir partager entre tous les citoyens, sans égard à leurs revenus.
Suivant cette logique, il ne pourrait y avoir de choix collectifs, que des choix individuels. Nous ne pourrions pas avoir une vision globale de la société, de l’éducation et de la santé, cela brimerait cette conception marchande de la liberté fondée sur la consommation et le chacun-pour-soi.
La question que les défenseurs de cette logique posent ne vise donc pas à savoir si un système d’éducation public et gratuit jusqu’à la fin des études universitaires et un vrai système de santé public et gratuit sont les solutions appropriées pour rendre notre société meilleure, mais vise plutôt à savoir quelle est la solution la plus rentable pour ceux qui souhaitent augmenter leurs profits.
Dans cette perspective, la réponse est claire. Tout ce qui constitue un obstacle à l’objectif de diminuer les coûts et d’augmenter les profits doit être aplani.
Selon les tenants de cette logique, il n’y aurait pas de raison commune pas plus que de raison nationale. Notre code civil et notre langue, le français, seront tôt ou tard des obstacles à abattre pour augmenter notre productivité. La cohésion sociale et le bonheur du peuple sont les derniers de leurs soucis, l'unique loi qu’ils respectent est celle du profit. Pour eux, il y a une seule liberté, celle du marché.
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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    2 février 2011

    Monsieur Lapointe,
    Ce n'est pas la première fois que vous nous offrez un texte puissant, mais, je le dis sans flagornerie, celui-là frise le sublime, fond et forme confondus. Rigoureuse et sans faille, votre analyse du néolibéralisme et de ses méfaits débouche sur une condamnation à laquelle seuls de parfaits salauds ou d'aveugles doctrinaires refuseront de souscrire d'emblée.
    J'apprécie par-dessus tout la clarté avec laquelle vous démontrez que la logique marchande est absolument incompatible avec la logique nationale. La social-démocratie est une chose au nom de laquelle on a pu déjà commettre des erreurs, certes. De là à la vomir pour ensuite chercher un terrain d'entente avec les inconditionnels du néolibéralisme, voilà cependant une dérive dont tout indépendantiste devrait se garder comme de la peste.
    Il y a une limite, et même plus qu'une limite à mon avis, à vouloir prôner la solidarité sur le plan national, politique, culturel ou linguistique, mais le chacun pour soi sur le plan économique.
    C'est ce qu'un Éric Duhaime, par exemple, a fort bien compris et, l'ayant compris, c'est ce qui, à l'instar d'une Nathalie Elgrably, fait de lui un représentant de la droite néolibérale plus cohérent qu'un Richard Martineau ou un Mathieu Bock-Côté. Le nationalisme de ces Martineau et Bock-Côté est sans doute sincère, mais il ne sert peut-être aussi qu'à piéger certains indépendantistes en leur faisant croire qu'il est possible d'être tout à la fois néolibéral et nationaliste. Oui, peut-être est-ce possible, en un sens, mais au prix d'une contradiction qui a de quoi donner le vertige, rien de moins. En effet, après avoir cédé aux exigences des multinationales allergiques à notre code du travail, comment pourrions-nous alors ne pas céder aussi à leurs pressions contre notre législation linguistique ?
    Qu'on l'admette ou non, le capitalisme tend à la dissolution des cultures nationales ou, ce qui revient au même, à l'uniformisation culturelle du monde entier. C'est pourquoi, à défaut de pouvoir l'abolir, il importe à tout le moins, surtout quand on est indépendantiste, de ne pas cracher sur tout ce qui lui fait encore contrepoids.
    Luc Potvin
    Verdun