Danielle Laurin - Ça vous surprend? Treize ans après sa parution, onze ans après sa publication en français... et quelques jours seulement avant la sortie chez nous du film qui s'en inspire, le dernier roman de Mordecai Richler, Barney's Version, arrive en librairie dans une nouvelle édition française.
On a revu la traduction, enfin. Il reste quelques anomalies franco-françaises, mais au moins le livre a été expurgé de certaines aberrations qui nous avaient fait sourciller, celles concernant Maurice Richard, dit «la fu-sée», notamment.
Sur la jaquette figurent Paul Giamatti et Dustin Hoffman, incarnant respectivement le héros du roman et son paternel. Difficile de ne pas associer les personnages du livre aux acteurs du film, désormais.
Mais passons. Laissons de côté le long métrage de Richard J. Lewis. Pas question de comparer les deux versions, de s'interroger pour savoir si le film qui prendra l'affiche la veille de Noël rend justice ou non au livre. On verra ça en temps et lieu.
Mieux, faisons comme si l'on pouvait lire Le Monde de Barney d'un oeil neuf. Sans prendre en compte la controverse qui a cours actuellement sur la meilleure façon d'honorer la mémoire de l'écrivain juif anglophone de la rue Saint-Urbain, dix ans après sa mort. Sans prendre en compte non plus le documentaire de Francine Pelletier sur lui, qui a déjà fait beaucoup jaser, du côté francophone comme anglophone, avant même sa diffusion (ce dimanche) à la télé (chaîne Bravo).
Mettons de côté la personnalité de l'auteur. De même que toutes les méchancetés que le pamphlétaire acerbe a proférées. Concernant les Québécois et leur foutu nationalisme, leurs foutues lois linguistiques, leur antisémitisme, soi-disant. Concernant les Canadiens dans leur ensemble, et les Juifs tout aussi bien.
C'est l'expérience que j'ai tentée. Séparer le polémiste du romancier. Lire Le Monde de Barney comme si son auteur m'était étranger, inconnu. Bref, lire le livre pour ce qu'il est: un roman, une fiction.
Pas facile, j'avoue. Surtout en ce qui concerne les considérations politiques du narrateur-héros, un juif montréalais anglophone qui voit d'un très mauvais oeil le deuxième référendum québécois. Car l'action se passe en 1995.
Barney Panofsky — c'est son nom — observe qu'autour de lui ses voisins anglophones «ont déjà vidé la demeure familiale de Westmount et transféré leurs portefeuilles d'actions dans les coffres de Toronto en attendant que les "Québécois pure laine", j'entends par là les francophones satisfaisants aux critères de la pureté raciale, votent oui ou non à un deuxième référendum sur une quelconque indépendance de ce trou perdu qu'on appelle le Québec».
Puis, quand tombent les résultats serrés de l'exercice démocratique: «En vérité, le Canada est le pays des Merveilles, un pays scandaleusement riche, gouverné par des imbéciles, qui s'invente de risibles problèmes internes afin d'oublier les malheurs du monde réel autour de lui, d'un monde où la famine, les haines raciales et l'autorité barbare sont la triste règle.»
La communauté juive en prend aussi pour son rhume. Sous les traits, entre autres, d'un juif qui amasse des fonds pour Israël... et se réjouit quand des attaques antisémites sont commises autour de lui.
Mais dans les faits, aucun groupe n'est épargné dans le portrait que trace ce Barney Panofsky de son milieu, de son époque. Personne n'échappe à sa langue de vipère, à son cynisme. Surtout pas lui-même.
C'est d'ailleurs de lui-même qu'il parle le plus souvent, Barney Panofsky. De sa vie. Sa vie gâchée, sur toute la ligne. C'est le but de l'exercice. À 67 ans, ce fils d'immigré, qui a fait fortune dans l'importation de fromages français puis dans la production de feuilletons télévisés d'un goût douteux, a entrepris d'écrire ses mémoires. Voilà ce qui nous est donné à lire.
Il s'agit de son premier livre. Il n'aurait jamais écrit, en fait, si l'un de ses amis écrivains, juif montréalais comme lui, qu'il a connu à Paris dans les années 1950 et qu'il considère comme son ennemi juré, n'avait lui-même signé une autobiographie.
Pour Panofsky, il s'agit de rétablir les faits, de blanchir sa réputation noircie dans ledit ouvrage rempli de «venimeuses calomnies» à son endroit. Concernant son attitude avec les femmes, en particulier. Trois. Il a eu trois femmes. Aussi divise-t-il son autobiographie en trois chapitres, ayant chacun pour titre le nom de l'une d'elles.
Ça commence en 1950 dans la bohème parisienne, alors qu'il épouse l'indomptable Clara, une artiste nymphomane et suicidaire. Ça se poursuit à Montréal auprès d'une bonne petite juive tout ce qu'il y a de plus enracinée dans son milieu. La gaffe: «Je suis un impulsif. Un type qui trouve préférable de commettre des erreurs plutôt que de regretter ce qu'il n'a pas fait. Eh bien, dans la catégorie des erreurs, l'une des pires fut celle de mes fiançailles expéditives puis mon mariage avec Mrs Panofsky II.»
Ça se termine aujourd'hui. Alors qu'il vit seul, qu'il déprime, ses pilules et son dentier posés sur la table de chevet. Sa troisième femme, Miriam, la mère de ses enfants dont il est toujours profondément amoureux, est partie par sa faute à lui depuis trois ans, s'est refait une vie avec un autre, plus jeune: «Miriam, Miriam, flamme de mon coeur.»
Le récit alterne entre passé et présent. Le narrateur s'embrouille constamment. Il souffre de troubles de la mémoire, de plus en plus évidents, troublants. Il s'enrage contre lui-même, ça dure des pages et des pages.
Il multiplie les digressions. Sur les scores de hockey, sa passion. Sur ses amis disparus. Sur ses beuveries au vieux scotch agrémentées de cigares hauts de gamme, sur ses conversations de bar, ses pas de danse à claquettes en solitaire. Même ses observations politiques font partie du lot. Il intègre aussi des lettres d'insultes qu'il écrit sous de faux noms, des articles de journaux rapportant des drames familiaux...
Dans les faits, le vieux bouc ne fait que retarder le moment de passer aux aveux. Tout du long, il fait allusion à une mystérieuse histoire de meurtre. Un meurtre dont il aurait été accusé, puis blanchi. Mais jamais il ne nous donne le fin mot de l'histoire: il brode. Et nous tient en haleine.
Entre-temps, malgré quel-ques ressemblances frappantes et des obsessions communes, on en vient à oublier Mordecai Richler. C'est Barney Panofsky qui prend vie devant nous. C'est lui qu'on lit, c'est son histoire à lui qu'on voit défiler. Tandis que la mort guette.
Alors oui, on est bel et bien dans un roman. Ce qui le rend si particulier, réussi: le ton, sans concession. L'humour caustique, l'autodérision constante. Vraiment hilarant par moments, Le Monde de Barney: on se surprend à rire à haute voix.
Pourtant, on entre dans un monde, pour ne pas dire une vision du monde, tellement âpre, noir, sans espoir. Ça tient de l'exploit: cet homme bourru, ce vieux grincheux qui déverse son fiel continuellement, nous devient terriblement attachant, finalement.
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Le monde de Barney
_ o Mordecai Richler
_ o Albin Michel
_ o Paris, 2010, 568 pages
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