Texte de présentation - UQAM

Les Rébellions de 1837-1838 : un traumatisme collectif

par Marc Collin

01. Actualité - articles et dossiers

Quand on évoque la notion de traumatisme collectif, le plus souvent on pense à des événements extrêmes, tant par la violence exercée que par le nombre des victimes: la Shoah, les génocides arménien et rwendais, la bataille de Verdun. En tant que spécialiste des Rébellions de 1837-1838, il m’est arrivé à quelques reprises d’être invité à des rencontres consacrées au traumatisme collectif. Tout en étant convaincu que l’épisode des Rébellions représentait un traumatisme collectif dans l’histoire du Québec, je n’ai jamais réussi à me débarrasser complètement de la sensation que ma présence dans ces colloques était un peu incongrue. La réflexion que je vous propose se nourrit de ce sentiment d’incongruité.
Objectivement, il faut admettre que la défaite des patriotes n’apparait pas comme un événement si terrible. Deux cents combattants tués, des dizaines de villages incendiés, quelques centaines d’arrestations et douze pendaisons, c’est bien peu de chose si l’on compare avec ce qui se passe ailleurs dans le monde à la même époque. Le conflit de l’indépendance grecque, entre 1821 et 1829, fait 120 000 morts. Pendant les émeutes parisiennes de 1848, plusieurs milliers d’insurgés sont tués pendant les combats, 1 500 personnes sont fusillées sans jugement et 11 000 sont jetées en prison ou déportées. Ce ne sont que des exemples; on pourrait allonger la liste. Et que dire des guerres traditionnelles? Les guerres napoléonniennes, qui ont lieu quelques décennies avant les Rébellions auraient fait, selon la plupart des estimation, entre 500 000 et 700 000 morts.
Bref, les Rébellions, c’est de la «petite bière». Les troubles ne se sont produits que dans la région de Montréal. Le retour à la normale est à peu près complet dix ans après les événements; sur le plan légal, les exilés ont obtenu une absolution inconditionnelle qui leur permet de revenir au pays et de reprendre la vie politique. Dans le contexte de l’époque, c’est un traitement d’une grande clémence à l’égard d’un mouvement révolutionnaire.


Pourtant, si on visionne n’importe quel des trois grands films réalisés sur les Rébellions, on en ressort avec l’impression d’une tragédie épouvantable. Même un film ou un documentaire sur le ghetto de Varsovie ne nous laissera pas avec un tel sentiment de démoralisation. C’est que dans ces trois films, l’expérience historique des Rébellions apparaît comme intégralement négative. Rien ne vient tempérer l’impression générale d’une défaite, d’un écrasement total. Dans tous les cas, les patriotes apparaissent comme des personnages misérables. Le film de Michel Brault (Quand je serai parti, vous vivrez encore) nous montre un jeune patriote isolé qui tente désespérément de sauver sa peau après l’échec du soulèvement. Il souffre du froid, de la faim, de la solitude, de l’incompréhension. Pierre Falardeau, quand à lui, a choisi de nous montrer des patriotes emprisonnés qui attendent leur exécution, et le climax de son film est la douloureuse séparation de De Lorimier et de sa femme. Dans Quelques arpents de Neige, les patriotes sont de pauvres habitants qui n’ont rien à perdre, sinon «leur vie de chien». Le héros du film ne croit plus à la lutte politique et ne veut plus se battre, mais il va quand même se retrouver traqué par les britanniques, et après que la femme qu’il aime soit morte les yeux crevés par des oiseaux, il va se suicider, coincé entre les soldats britanniques et les soldats américains! La complainte des hivers rouges, sans doute la pièce de théâtre consacrée aux rébellions qui a été la plus jouée, n’est qu’une longue suite de doléances sur les misères et les vexations subies par les habitants canadiens avant, pendant et après les Rébellions. Dans tous les cas, les Anglais apparaissent comme des persécuteurs, inhumains et cruels. Ce sont des méchants unidimensionnels. Dans leur intentionalité, ces représentations des Rébellions correspondent avant tout à un discours victimaire. Elles reviennent à dire que les Anglais ont été vraiment salauds et que nous, les Québécois, on y a goûté. Au delà de ce constat, la réflexion demeure très pauvre.
Contrairement à cette perception victimaire, assez répandue, les tentatives d’objectivation, de la part des historiens professionnels, pêchent par l’excès inverse et conduisent souvent à minimiser l’importance des Rébellions dans l’histoire du Québec. Beaucoup d’historiens n’y ont vu, et n’y voient encore qu’un incident de passage. C’est un événement accidentel, qui ne s’inscrit pas dans une nécessité historique, et qui par le fait même n’a pas de signification. C’est un dérapage : avec un peu plus de bonne volonté de part et d’autre, il aurait pu être évité, et le même résultat aurait été obtenu par des réformes. Malheureux malentendu, où l’obstination, l’orgueil et la mauvaise foi ont joué un rôle important. Le fait même qu’on ait toujours parlé de «rébellion», plutôt que de «révolution», témoigne de cette volonté de diminuer la portée de l’événement. Et le mot «rébellion» restait encore trop fort aux yeux de Lionel Groulx, qui ne pouvait admettre que le peuple canadien-français si vertueux ait jamais pu s’abandonner au dévergondage révolutionnaire. Selon Groulx, en 1837 il n’y a même pas eu de rébellion, tout juste une révolte, ou pour être plus précis, une résistance à une opération de police.
L’exagération outrancière du caractère dramatique des Rébellions et la mise à distance tout aussi excessive révèlent une difficulté à construire une représentation équilibrée de ces événements. Tantôt les affects prennent toute la place et empêchent la mise à distance; tantôt, au contraire, c’est la pensée qui quitte le sol, en évacuant complètement les affects.
Longtemps, les rébellions ont été un sujet tabou. Ce manuel d’histoire de Guy Laviolette, encore en usage il y a quelques décennies, s’adressait aux enfants de 3e année. Il présente l’histoire du Canada à travers 20 tableaux. Or entre la bataille de Chateauguay, en 1812, et l’intervention de LaFontaine «qui rétablit nos droits» au parlement en 1848, les Rébellions brillent par leur absence. Dans les manuels de l’époque, le sujet commence à faire son apparition avec la puberté. Même dans les livres pour adultes, le sujet n’était jamais abordé sans d’immenses précautions dilatoires. «Nous allons maintenant aborder un sujet délicat, un sujet difficile! Il faut faire très attention, il faut garder la tête froide!» En somme, les Rébellions étaient un sujet pour adulte. Pourquoi était-il si impératif de garder les enfants à l’abri de la conscience de 1837, pourquoi fallait-il toujours l’aborder avec prudence, comme en marchant sur des oeufs? Bien sûr, on a longtemps attribué la censure des patriotes à l’Église. Mais cela n’explique pas pourquoi un événement historique a pu se retrouver, culturellement, dans la même case que ce qu’on appelait à l’époque l’exercice de la vie privée, c’est-à-dire la sexualité. On trouvera des sujets tabou dans l’histoire de tous les pays, mais rarement des sujets historiques réservés aux adultes, ce qui semble suggérer une curieuse confusion entre la politique et la morale! Il est évident que cette censure n’est pas du même type que celle qui frappe souvent les crimes collectifs que l’on refuse d’admettre, ou les problèmes qu’on ne veut pas évoquer dans certains milieux par intérêt de classe. Si les enfants doivent être protégés de quelque chose, ce n’est sûrement pas d’idées qu’ils ne risquent pas de comprendre, mais plutôt de certains affects et des contenus symboliques qu’ils charrient.
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