Notre langue est-elle trop familière?

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On parle mal, nous?

Le débat sur la qualité du français des Québécois est permanent. « Plus qu’à taper sur une rondelle avec un bâton, écrivait la linguiste Marty Laforest dans son excellent États d’âme, états de langue (Nota bene, 2006), le véritable sport national des Québécois consiste à parler de la langue. » Dans le dernier demi-siècle, les frondes les plus retentissantes à cet égard sont venues des regrettés Frère Untel et Georges Dor. Le discours est connu : les Québécois parlent mal et ne sont pas à la hauteur du modèle français. On ajoute souvent à ce constat l’idée que cette incompétence pourrait, à long terme, entraîner la disparition du français au Québec. Ce discours est-il juste ?

Savante linguiste, Anne-Marie Beaudoin-Bégin (AMBB) entend le contester dans La langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, un brillant essai que son préfacier Samuel Archibald présente, à raison, en faisant un clin d’oeil au titre d’un classique de la linguiste Marina Yaguello, comme un « Catalogue des idées reçues sur la langue québécoise ».

Menace

Une de ces idées reçues est justement celle selon laquelle la principale menace qui pèse sur le français au Québec ne serait pas tant la force de l’anglais que la mauvaise qualité de notre français. AMBB la démolit en deux coups de cuillère à pot. « Une langue, écrit-elle en rappelant une vérité méconnue, ne disparaît pas quand elle s’éloigne de la norme prescriptive, elle disparaît quand elle n’est plus utilisée, point. »

Par conséquent, précise-t-elle, « ce ne sont pas les puristes qui ont maintenu le français au Québec ». Ce sont les femmes, en faisant des enfants, notamment à l’époque de la Revanche des berceaux, et la loi 101, en faisant du français la langue de l’école, du travail et de l’administration publique, en permettant donc, explique la linguiste dans une belle formule, « l’aspiration au bonheur en français » au Québec. La sauvegarde d’une langue, en d’autres termes, est d’abord une affaire de statut et d’usage, et non de respect de la norme. La leçon est claire, historiquement vérifiée, mais jamais retenue. Son rappel est donc plus que bienvenu.

Qu’en est-il, maintenant, de la qualité de notre langue ? Pour répondre à cette question, AMBB nous convie à un petit cours de linguistique. La plupart des discours sur la langue, explique-t-elle, relèvent de l’approche prescriptive, qui consiste à se fonder sur une norme (dictionnaires, grammaires) pour accepter ou refuser certaines formes. En tant que science, la linguistique privilégie plutôt l’approche descriptive, qui consiste à colliger les formes existantes et possibles, sans jugement de valeur.

« Les linguistes descriptifs, précise toutefois AMBB, reconnaissent l’importance de la norme prescriptive », c’est-à-dire du français soigné, mais ils s’opposent à la confusion entre langue standard et langue. Ils expliquent qu’il est dans la nature même de toute langue de comporter des variétés (soutenue, neutre, familière et populaire) et que la norme n’est pas intrinsèque à la langue, donc immuable, mais est plutôt un fait social soumis à des variations géographiques (« dîner » n’a pas le même sens ici qu’en France), temporelles (le « moé » prestigieux de Louis XIV est devenu populaire), situationnelles (la même personne modifie son registre selon qu’elle discute entre amis ou qu’elle donne une conférence) et socio-économiques (le juron d’un ouvrier n’a pas nécessairement une connotation agressive).

La familiarité

Ce que veut montrer AMBB, c’est qu’il n’y a pas une langue française, qui devrait être la même en tout temps et en tout lieu, mais des langues françaises. Les divers registres ont des rôles sociaux distincts : le registre soigné s’applique à des situations officielles et le registre familier aux situations informelles. Une analogie avec le rôle des vêtements sert d’illustration : dans un gala, on ne s’habille pas comme chez soi. Peut-on dire pour autant que les vêtements d’intérieur, moins chics, sont condamnables ?

Les jugements sévères portés sur la qualité de notre langue s’expliqueraient, selon AMBB, par une méconnaissance de ces vérités linguistiques. Nous aurions, au Québec, la fâcheuse tendance à condamner les manifestations du registre familier, au nom d’une norme considérée comme un absolu. Ce refus de la variation, suggère la linguiste, serait la cause de notre insécurité linguistique et aurait un effet pervers : ce sentiment de ne jamais être à la hauteur entraînerait un décrochage (« trop complexe de respecter la norme, j’abandonne ») et un désir d’anglais.

La démonstration est énergique, instructive et solide. Elle fait toutefois l’impasse sur un élément important. S’il importe, en effet, de reconnaître la valeur du registre familier (dans la mesure, cependant, où il s’inscrit dans le génie du français ; tout accepter en bloc, comme le suggère AMBB, même les anglicismes et les calques, confine à un laxisme conduisant à négliger le souci de la langue), il importe tout autant de rappeler la nécessité de maîtriser le registre soigné, dont l’élégance et la précision sont irremplaçables.

Utiliser le registre familier à l’oral, AMBB a raison de l’écrire, ce n’est pas dégrader la langue française, mais ne pas avoir accès au registre soigné, de même que ne pas maîtriser le code standard à l’écrit, reste une manifestation de pauvreté linguistique trop répandue au Québec. La familiarité est une belle vertu québécoise, mais ça ne doit pas être la seule.


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