Pour s'embrasser avec la langue

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« Une langue exprime une vision, un regard unique né des réalités résolument propres à son territoire. »


Ce qu’il y a de bien avec le tollé engendré par les récentes déclarations de madame Denise Bombardier au sujet de l’avenir du français hors Québec, c’est qu’elles ont également relancé les discussions sur son avenir ici. Personnellement, je lui en suis très reconnaissante, parce qu'il était plus que temps que l'on prenne la question à bras-le-corps. De mon côté, ça ouvre aussi la porte à une réflexion sur nos relations profondes avec le français, hors des cadres de ses seules traditions et de l'urgence qui pèse lourdement sur lui.  



Pour moi, le seul fait de dire « je parle français » relève d’une charge émotionnelle, historique et poétique bouleversante. C'est une aptitude qui m'est immensément précieuse et que je n'échangerais pour rien au monde. Cela dit, je remarque que dans notre présent contexte, la pratique de la langue française revêt de plus en plus souvent les habits d’une étrange maîtresse d’école acariâtre et autoritaire qui, armée de sa règle, s’acharne à frapper les doigts de tous ceux qui s’écartent de sa bonne grammaire.  



Bien sûr, la vigilance nous est, aujourd’hui plus que jamais, absolument essentielle, surtout à Montréal, et il ne s'agit pas ici de faire l'apologie d'un je-m'en-foutisme ou d'une paresse désintéressée, loin de là. J’observe cependant que ceux qui s’en font le bras policier dans la vie de tous les jours, nous étranglent la spontanéité et le naturel jusqu’à pousser bon nombre d’entre nous à ne plus prendre la parole de peur d’échapper un damné anglicisme. Pire, c’est ce qui, sous le couvert de la lutte pour sa survie, pousse nos gens vers l’anglais, qui promet au détour toutes les libertés langagières. Et ça, c’est un sérieux problème.  



C’est ce qui m’amène à faire une petite distinction que j’illustrerais avec un exemple tout bête qui, ces temps-ci, fait friser les oreilles du bon peuple: l’infâme « bon matin », littéralement traduit de « good morning », et auquel on devrait plutôt dire bonjour, puisque le contraire est un anglicisme.  



Je comprends évidemment la règle et le principe, mais j’avoue que le raisonnement me pose problème, car je constate que, dans notre peur de disparaître, nous avons cette tendance récurrente à mélanger l’évolution naturelle de notre langue avec les éléments corrupteurs qui la balafrent et qui la font réellement courir à sa perte. Il est important de faire la différence entre nos singulières couleurs, teintées des influences des 400 dernières années, et l’assimilation présentée comme une mode à suivre. Autrement, je crains que l’on finisse par envoyer avec l’eau du bain le cœur de tout ce qui nous distingue.  



Maintenant, comment faire la différence entre les deux? Reprenons l’exemple de « bon matin ». À mon humble avis, à partir du moment où une formulation nous obtient un gain de précision dans la pensée et que les mots sont français, je m’explique mal pourquoi nous devrions nous en priver, au nom d’un quelconque puritanisme. Après tout, quand je souhaite le bon matin à quelqu’un, ce n’est pas le bon jour que je lui souhaite, mais précisément le bon matin et, que je sache, nous ne sommes pas en train de dire « bon morning » ou « good matin ». Là, il y aurait vraiment de quoi se poser des bigoudis aux oreilles. C'est la raison pour laquelle, chaque fois qu’on me rabâche que c’est un anglicisme et qu’on n’a pas le droit de l’utiliser; que ça ne se dit pas parce que ce n’est pas français, j’aime à répondre que, certes, ce n’est pas français... mais que, en revanche, c’est québécois.  



Le français, c’est nos origines, notre grammaire, la musique commune à toute francophonie. C’est un héritage millénaire fabuleux et délectable à parler et à entendre. Cependant, nous oublions que dès le moment où le français a posé le pied en Amérique, il a épousé un destin qui lui est, depuis, totalement exclusif. C'est son expérience historique qui a accouché d’une langue vaste et fondamentalement unique, le québécois, qui malheureusement, n’en finit plus d’être mal-aimée et maltraitée, pendant que l'anglais progresse. Non seulement est-ce contre-productif, mais je crois que l'époque est mûre pour nous délier la langue et nous sortir de ce perpétuel état de dénigrement. 



Oui, notre grammaire est française, mais une langue, ce n’est jamais qu’une grammaire. Une langue exprime une vision, un regard unique né des réalités résolument propres à son territoire. C’est une façon d’appréhender le monde, comme on ne le fait nulle part ailleurs, depuis son quotidien le plus banal jusqu'à ses ultimes poésies.  



Le 13 septembre dernier, dans mon texte intitulé « La belle résistance », je me disais persuadée qu’une langue cesse définitivement d’être menacée le jour où plus personne n’a honte ou peur de la parler. C’est précisément ce qui me fait croire que lorsque nous reconnaîtrons le québécois comme une langue légitime, et non comme un pauvre dérivé du français voué à l’agonie, alors nous aurons réussi à efficacement consolider ses assises en terres américaines. Car sans même parler des accents, des termes et des expressions, la pensée québécoise se construit, s'analyse et s’exprime différemment de la pensée française européenne, canadienne ou africaine. 



Oui, il faut vaillamment tenir la garde face à l’avancée de l’anglais dans nos quotidiens, qui gruge nos pensées et jusqu’à la moitié de nos phrases, mais je crois que la meilleure chose que nous pouvons faire pour assurer la pérennité de notre langue, est de s’offrir la pleine liberté, sans complexes et sans hésitation, de parler québécois.  



Dès lors, je vois poindre pour la nation québécoise la folle liberté d’embrasser son identité. Et l’identité, ça ne s’embrasse pas autrement qu'avec la langue.  




  





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