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Que dire du cri des indignés ?

Les indignés - au Québec


Que dire du cri des indignés ? Parce qu’il s’agit bien d’un cri, d’un cri
qui n’implique pas nécessairement la rage, ni même la violence; mais d’un «
cri affirmé » qui, au nom de la dignité, fait entendre une sorte de
ras-le-bol généralisé vis-à-vis d’un système pris dans son entier. Pas
étonnant qu’il suscite autant d’espoirs que de questionnements et que la
grande presse nous en présente les échos sur un mode mi cynique, mi
paternaliste ! Peut-on néanmoins essayer d’en comprendre les raisons de
fond?
Bien sûr, tout le monde s’entendra sur sa cible première, les marchés
financiers, ainsi que sur ce qui lui sert de mot d’ordre rassembleur : «
nous sommes 99% de l’humanité et nous en avons assez de ce 1% qui ne tient
pas compte des besoins essentiels de l’immense majorité ». Dans le sillage
de la grande crise de l’automne de 2008 aux USA comme de ses récents
rebondissements européens, il n’est pas trop difficile d’en comprendre l’à
propos. Les chiffres disponibles confirment à leur manière cet abîme
saisissant qui déchire nos sociétés «dites » démocratiques.
Un abîme saisissant
Joseph Stiglitz nous rappelait qu’aux USA, la première puissance économique
du monde, 1% de la population possède 40% de la richesse totale. Et si l’on
prend le point de repère des 5% les plus riches de ce pays, cette
proportion de la richesse monopolisée par une minorité monte à 63%, pendant
que de l’autre côté les 80% les moins riches n’en disposent que de 13 %.
Écho de ces 59 millions de chômeurs de par le monde que la crise a jetés à
la rue entre 2007 et 2009, au moment même où les États du monde
industrialisé soutenaient à bout de bras leurs grandes institutions
financières à raison de 15 mille milliards de dollars (oui, vous avez bien
lu) et que leurs représentants de Wall-Street se permettaient –dès 2010—
d’accorder des primes à leurs cadres à la hauteur de 135 milliards de
dollars . Belle manière de socialiser les pertes (occasionnées par les
marchés financiers et prises en charge par l’État) et de privatiser les
profits (dès qu’il y en a et que les gouvernements abandonnent
généreusement (!) aux banques, au secteur privé et à leurs cadres) !
Il y a donc bien de quoi être indigné. Et plus encore si l’on note que ces
inégalités économiques renvoient à un gigantesque déficit démocratique et
politique. Peut-être est-ce ce qui mobilise d’abord les indignés, eux qui
se font un devoir dans leurs campements de renouer avec la démocratie
directe et l’assemblée générale souveraine : cette idée que partout l’on
parle de la démocratie, et que partout elle est littéralement foulée aux
pieds, dévaluée, laissant d’immenses majorités sans aucun pouvoir réel sur
leur propre vie, puisque dans les faits, seule la voix de la minorité bien
nantie compte. La démocratie n’est-elle pas pourtant « le pouvoir de l’égal
sur l’égal » ?
Le Québec n’est pas un cas à part
Et qu’on n’aille pas nous dire que le Québec est un cas à part. La belle
province n’a rien à envier au reste du monde avec ses Lucien Bouchard,
Pierre Karl Péladeau ou Paul Desmarais qui n’hésitent jamais à monter au
créneau pour défendre leurs intérêts bien comptés et les protéger avec
succès, que ce soit pour renforcer leur monopole dans le monde des médias,
ou pour revamper l’image des minières, gazières ou pétrolières au
développement desquelles ils travaillent avec acharnement, de la vallée du
Saint Laurent au grand Nord québécois. Les exemples sont innombrables et ne
jurent nullement avec le climat délétère qui s’est installé sous les
auspices du gouvernement libéral de Jean Charest, là où collusion,
corruption, pratiques mafieuses et partis politiques ne cessent de
s’entrecroiser de manière nauséabonde. Effets inéluctables de cette autre
cible chère aux indignés : le capitalisme néolibéral, c’est-à-dire ce
capitalisme « sauvage » ayant su se dégager peu à peu –grâce aux recettes
néolibérales-- de tout contrôle collectif et souveraineté publique.
Un système qui installe la faim partout
Voilà pourquoi les indignés dénoncent aussi ce système de production et
d’échange qui crée des injustices flagrantes, et qui par le productivisme
débridé qui lui est consubstantiel, non seulement multiplie les pressions
dévastatrices sur l’environnement (pensez aux sables bitumineux!), mais
encore installe la faim et le manque partout. Dans les pays du tiers-monde
où près d’un milliard d’être humains continuent à ne pas manger à leur
faim, mais aussi dans les pays du Nord où au-delà de poches de pauvreté
grandissantes, l’on ne cesse de courir après de nouveaux biens de
consommation qu’on dévore frénétiquement sans en être jamais rassasiés;
symptômes d’un mal de vivre diffus que tout le monde finit par ressentir au
plus profond de soi.
C’est en ce sens que la lutte des indignés est à prendre au sérieux, par la
critique de fond qu’ils mènent de notre société. Bien sûr on s’entendra
facilement pour dire qu’il faudra plus que des occupations des
centre-villes pour faire reculer les marchés ou les banques, et les ramener
dans le droit chemin. On pourra s’entendre aussi sur le fait que l’immense
mosaïque de revendications qui rassemble les indignés est bien hétéroclite
et qu’elle n’a guère de portée stratégique. Tout au moins pour l’instant !
À la manière de sentinelles prophétiques
Mais l’important est ailleurs. Au-delà bien sûr des indéniables
questionnements que les indignés posent aux partisans du néolibéralisme,
ils nous rappellent que les changements dont nous avons besoin sont de
grande ampleur et nécessitent une audace, un souci d’aller à la racine des
choses et une implication dont la gauche plus traditionnelle du Québec
–qu’elle soit adepte de l’action politique partisane ou de l’engagement
dans les différents mouvements sociaux-- a bien souvent manqué ces
dernières années.
Il est vrai que dans l’état actuel des choses, il est impossible d’imaginer
faire ne serait-ce que plier temporairement les marchés financiers et les
gouvernements qui les soutiennent, sans une vaste unité de tous ceux et
celles qui ont le cœur à gauche, et sans une stratégie qui leur soit
commune, une stratégie à laquelle les indignés auront sans nul doute un
jour ou l’autre à songer. Mais il est tout aussi vrai de constater
l’impossibilité de quelque changement d’importance au Québec, sans l’élan,
la radicalité et la générosité dont les indignés sont aujourd’hui
l’expression, à la manière de sentinelles prophétiques.
Saura-t-on à gauche (à Québec solidaire, dans les syndicats, le mouvement
communautaire ou étudiant, etc.) s’en inspirer, se doper de leur élan et
sens critique, et surtout les soutenir, leur reconnaître la place qui leur
revient ? C’est ce qu’on peut espérer de tout cœur.
***
Pierre
Mouterde
Auteur de La gauche en temps de crise, Contre-stratégies pour demain,
Montréal, Liber 2011
Site web : http://web.me.com/pierremouterde/ma_page/accueil.html
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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