Ce texte constitue une réplique à la [«Lettre à ma soeur militaire qui part en Afghanistan»->7225], publiée dans Le Devoir du 15 juin dernier sous la plume de Francis Dupuis-Déri, frère du capitaine Catherine Déri.
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Vendredi passé, tu as publié une lettre m'étant adressée et exposant tes arguments contre l'implication militaire canadienne en Afghanistan. Certains croiront que ta missive m'atteint personnellement ou que tu te sers de ta soeur pour «sensationnaliser» ton message. Moi, je comprends que c'est plutôt la décision politique que tu remets en question sans viser les soldats directement -- quoique tu souhaiterais qu'ils prennent davantage position sur le sujet. Il t'est déjà arrivé de contester ouvertement des décisions. Par contre, celle-ci a un impact direct sur ta vie personnelle puisque moi, ta soeur, je ferai partie des 2500 militaires canadiens qui se déploieront cet été dans ce pays qui a vécu des décennies d'instabilité.
Les valeurs canadiennes
Je respecte la passion que tu démontres pour tes convictions et je t'encourage à faire plein usage du principe de liberté d'expression pour les communiquer. Cet acte démocratique est une des valeurs chéries par la population canadienne. C'est une liberté fondamentale qu'on souhaite à tous les habitants des pays où les membres des Forces canadiennes sont déployés. Nos soldats ont toujours participé à l'effort global de stabilisation et sont reconnus à travers le monde comme des militaires d'une grande compétence. Je suis fière de faire partie de cette équipe, et c'est un honneur pour moi que d'être sélectionnée pour des missions outre-mer.
Tu te demandes pourquoi je m'en vais en Afghanistan. J'y vais parce que j'y ai été invitée par les Afghans! Le Canada fournit des troupes, comme le font aussi 36 autres pays, dans le cadre d'une mission autorisée par les Nations unies. Toutes nos opérations ont lieu avec le consentement du gouvernement afghan. Ce gouvernement, maintenant constitué d'hommes et de femmes, comporte selon moi une majorité d'individus dont les intentions sont nobles. Les personnes d'influence qui émergent des pays en guerre n'ont certes pas toujours un passé reluisant, mais nous unissons nos efforts avec les leaders en place qui désirent la même chose que nous: permettre au peuple afghan d'aspirer à un avenir meilleur.
Tu veux savoir si je suis obligée d'y aller ou si je suis volontaire. Le port de l'uniforme est un engagement à la fois professionnel et personnel, manifesté par un profond désir de participer à toute la gamme d'opérations, au pays comme à l'étranger. Ceux qui ne sont pas volontaires ont toujours l'option de choisir une autre profession que celle de militaire. Les exemples de soldats refusant de s'impliquer que tu fournis dans ton article sont tous des cas de l'armée américaine. Je ne connais aucun militaire canadien assumant des fonctions à temps plein ayant décidé de quitter l'organisation pour devenir objecteur de conscience.
Que faire pour aider l'Afghanistan?
Te souviens-tu quand nous étions tout petits? Tu jouais à conquérir le monde avec tes soldats en plastique pendant que je dessinais mes rêves sur la porte du frigo. Trente ans plus tard, je porte un uniforme militaire et tu illustres tes espoirs dans les médias. Ma profession me permet de contribuer activement à la réalisation de mes rêves et des tiens en m'impliquant pour aider les peuples en détresse. L'Afghanistan a vécu très peu de périodes d'accalmie mais regorge d'hommes, de femmes et d'enfants qui partagent les mêmes espoirs que nous. En tant que professeur de science politique, dis-moi donc comment on peut venir en aide aux pays disloqués de l'intérieur? Combien de politiciens ont songé au sort de l'Afghanistan et à sa valeur stratégique sans pour autant que l'avenir des Afghans ne s'améliore? Voilà ma chance, comme pour mes 7500 confrères qui m'ont précédée, de faire quelque chose de concret pour aider ces gens à fonder des bases solides en matière de sécurité, de gouverne et de développement.
Contrairement à ce que tu laisses entendre, les progrès sont palpables en Afghanistan. Parfois, on peut douter de la transformation, préférant plutôt se concentrer sur les incidents sanglants qui attirent les médias. Toutefois, sur le terrain, des réalisations se matérialisent chaque jour. Dans ce pays complètement détruit par la guerre, on mesure les progrès un pas à la fois. Notre mission sera de longue haleine, et il nous arrive de connaître des revers, mais les exemples suivants sont très encourageants.
Dix aéroports régionaux et nationaux ont été remis en service; 83 % de la population a maintenant accès à des services de santé; plus de cinq millions d'enfants (dont un tiers de filles) fréquentent à nouveau l'école; plus de 1000 écoles ont été construites et emploient 45 000 professeurs qualifiés; des femmes siègent aux comités de développement communautaire de 17 000 villages; 52 % des routes ont été asphaltées et 82 % du réseau routier est ouvert au trafic; un million de mines antipersonnel ou antichar ont été détruites; des milliers d'arbres ont été plantés à Kandahar afin de redonner vie à cette ville; l'armée et la police afghanes ont des effectifs de plus de 80 000 personnes.
Je me demande quel serait l'impact du retrait de nos troupes sur le progrès déjà entamé. Je veux faire partie de ces réalisations et j'espère que mon espoir sera contagieux. Les réalisations canadiennes se retrouvent au site suivant: http://geo.international.gc.ca/cip-pic/afghanistan/menu-fr.aspx.
Et les talibans dans tout ça? Les soldats canadiens se trouvent dans la région la plus troublée de l'Afghanistan. La difficulté d'instaurer la sécurité dans la province de Kandahar est un défi de taille. Nos soldats ont donc été impliqués dans des opérations de combat contre ce groupe extrémiste qui menace grandement les efforts de stabilisation. Sache que nos opérations respectent les conventions internationales et les lois du droit des conflits armés. Nous ne sommes pas en Afghanistan pour tuer des talibans mais bien pour sécuriser la région afin de permettre la reconstruction des infrastructures et des institutions et de redonner à la population la possibilité de rêver.
Les sujets tabous
Tu as peur pour moi et tu t'inquiéteras quand je serai loin d'ici. Qu'est-ce qu'une petite soeur peut bien dire à son grand frère pour le rassurer? Moi aussi, j'ai peur, et mes confrères aussi, mais ça ne nous empêche pas d'agir. Cette crainte est saine, c'est ce qui me gardera alerte pour prendre la bonne décision au bon moment. Nous nous entraînons depuis six mois pour cette mission. Les volets physiques, psychologiques et techniques ont été abordés dans notre préparation. Je me déploierai avec des camarades d'expérience sur qui je peux compter. Mais malgré tout cet entraînement et le meilleur équipement de protection, il est évident que certains risques ne peuvent être évités. C'est le triste sort qui a été réservé aux 57 militaires qui ont perdu la vie en Afghanistan depuis 2002.
On dit que le fait d'aborder la mort entre nous est un sujet tabou; moi, je crois que c'est une réalité avec laquelle tout soldat doit composer. Il n'y a rien au monde qui puisse justifier la perte d'une soeur pour un frère ou d'un enfant pour un parent. Mais si le pire devait m'arriver, comprends que je me serai assoupie en faisant ce que j'aime. Pour reprendre les paroles de la mère du caporal Shane Keating: «Un homme qui est prêt à sacrifier sa vie pour une cause est un homme extraordinaire.» Au cours de la prochaine année, il y aura 2500 militaires qui voudront faire 2500 actes de bonté pendant leur séjour en Afghanistan. Nous voulons tous faire la différence à notre façon pour «aider les Afghans à s'aider eux-mêmes».
Le soutien de la population
Les implications internationales de nos soldats canadiens sont des contributions qui méritent la reconnaissance de la population. Nous ne pouvons pas passer à travers cette épreuve professionnelle sans le soutien de nos familles et de nos amis. Quoi que tu penses des intérêts sous-jacents à cette mission et de l'ampleur de l'injustice de la situation, j'ai besoin de ton soutien moral. C'est cet appui qui permet au soldat de marcher un kilomètre de plus quand il est épuisé, de garder son sang-froid devant un frère d'armes qui s'écroule ou de faire preuve d'humanité dans des circonstances dangereuses. Lors de moments difficiles, et j'ai la certitude qu'il y en aura, j'aurai aussi besoin de ton appui, mon frère.
Je te saluerai à Québec le 22 juin prochain alors que je défilerai devant toi avec mes confrères militaires et que tu manifesteras contre cet événement en regardant passer la parade. Même si nous sommes dans des camps opposés, je sais que le lien qui nous unit est plus fort que ces divergences d'opinion. Je le sais parce que tu as eu le courage de publier une lettre dans les journaux pour m'exprimer tes pensées; je le sais parce que, dans le fond, nous rêvons tous les deux à la paix mondiale; mais surtout, je le sais simplement parce que moi aussi, je t'aime.
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Catherine Déri, Officier logistique au sein des Forces canadiennes
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