L’ancien président de la Catalogne, Artur Mas, a fait face à la justice espagnole cette semaine. Son crime ? Avoir soutenu la consultation populaire du 9 novembre 2014 sur l’indépendance. Mais plutôt que d’affaiblir le mouvement, son procès semble, bien au contraire, avoir galvanisé les indépendantistes. Voici pourquoi.
« Nous sommes déterminés à aller de l’avant. Nous avons fait ce qu’il fallait en 2014 et nous le referions si les circonstances se présentaient à nouveau. » L’ancien président de la Catalogne, Artur Mas, avait ce ton confiant, voire provocateur à la veille de l’ouverture de son procès lundi dernier. Il parlait ainsi du vote populaire qu’il avait soutenu, malgré le fait que le gouvernement central espagnol l’eût déclaré illégal.
Malgré les revers, quelque 2,3 millions de personnes ont fait fi de l’interdiction et se sont présentées aux urnes le 9 novembre 2014, votant à 80 % pour le « si-si » (oui à une nation catalane et oui à l’indépendance de cette nation). M. Mas, qui a démissionné de ses fonctions l’année dernière, risque une peine de dix années d’exclusion de toute fonction politique s’il est reconnu coupable de désobéissance civile, plus précisément d’abus de pouvoir et de prévarication (avoir manqué aux devoirs de sa charge). Deux autres personnes, Joana Ortega et Irene Rigau, sont aussi accusées avec lui et risquent neuf ans d’exclusion de la politique.
Alain G. Gagnon, professeur en sciences politiques à l’UQAM et titulaire d’une chaire de recherche en études canadiennes et québécoises, croit qu’un tel procès, qui malmène les principes démocratiques, est une première. « Ce serait la première fois dans l’histoire qu’un gouvernement élu démocratiquement et qui invite les gens à voter de façon libre soit accusé de désobéissance aggravée », soutient-il.
Pour le juriste Stéphane Beaulac, ce que certains n’hésitent pas à appeler un « crime référendaire » est plutôt un crime d’inconstitutionnalité. « On a autorisé, organisé, fomenté un processus référendaire qui a été décrété illégal trois fois plutôt qu’une par la Cour constitutionnelle espagnole. On peut faire le procès du procès, mais il apparaît clair que [l’ex-président de la Catalogne] se rendait vulnérable à devoir subir un procès pour avoir contrevenu à des ordonnances fondées sur le droit constitutionnel », a dit ce professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et coauteur de Droit à l’indépendance. « Ce qui est surprenant, toutefois, c’est que [le gouvernement espagnol] soit allé de l’avant avec ce procès. »
Galvaniser le mouvement
Pourquoi ? D’abord parce que si le gouvernement de Mariano Rajoy — du Parti populaire centralisateur, et de la droite conservatrice — espérait mater le mouvement en traînant en justice des personnalités indépendantistes, elle produit plutôt l’effet contraire. Natàlia Esteve, juriste et vice-présidente de l’Assemblée nationale catalane (ANC), en est profondément convaincue. « On remercie l’État espagnol d’avoir intenté ce procès, car ça nous aide à faire l’indépendance, a-t-elle affirmé. Chaque fois que l’Espagne se montre telle qu’elle est, on gagne des indépendantistes. »
Stéphane Beaulac va plus loin : il croit que la judiciarisation de la cause fera de ces personnalités indépendantistes des « martyrs ». « Et ces martyrs martèleront la position selon laquelle les tribunaux n’ont pas à coeur le principe de l’état de droit. […] La condamnation de ces individus va simplement confirmer qu’on a devant nous quelque chose comme une cour qui n’est pas impartiale », soutient-il. Bien que la cause ait des implications « plus profondes », il fait le parallèle avec le mouvement étudiant de 2012, dont c’est d’ailleurs le 5e anniversaire. « Au Québec, en 2012, on a eu un cas classique de situation sociale qui a été montée en épingle parce qu’on l’a mal gérée, souligne-t-il. On a impliqué les tribunaux dans la crise du printemps 2012 et ça a été instrumentalisé, pour galvaniser davantage les forces étudiantes. »
Il observe que l’Espagne n’a pas suffisamment montré son intérêt à séparer les trois pouvoirs publics en démocratie, soit l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Contrairement aux pays qui ont la common law, « dans plusieurs démocraties constitutionnelles, y compris la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie, je remarque que la tradition de séparer les pouvoirs est moins forte, de telle sorte qu’il y a un glissement possible ». Mme Esteve fait remarquer que Madrid a approuvé une loi qui permet au tribunal constitutionnel d’« exécuter » ses décisions, une manoeuvre douteuse pour un État démocratique.
L’Espagne est perdante
Le vote du 9 novembre 2014 devait d’abord être une consultation cautionnée par le gouvernement catalan, mais sans qu’elle ait force de loi. Dès l’annonce de sa tenue, Madrid l’a aussitôt suspendue. Le gouvernement catalan a alors muté cette consultation en un « processus participatif » qui n’aurait aucun effet juridique, soit une sorte de gros sondage de la population catalane. Le Tribunal constitutionnel a de nouveau suspendu cette tentative le 4 novembre, cinq jours avant sa tenue. Le procès d’Artur Mas tentera de statuer si oui ou non il a encouragé et a participé à l’organisation de la fameuse « consulta », autrement que comme citoyen, après cette date.
Quoi qu’il en soit, cette ligne dure adoptée par le gouvernement Mariano Rajoy est « le pire des scénarios », estime le politologue Alain G. Gagnon, qui est aussi directeur du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ). « Rajoy pense que plus il va [attaquer le mouvement indépendantiste par les tribunaux], plus il va gagner des votes dans les autres régions du pays. Mais il met à risque l’Espagne telle qu’on la connaît aujourd’hui », fait remarquer M. Gagnon.
Selon lui, l’Espagne aurait eu intérêt à prendre la voie de la négociation politique. Il rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, en 2006, un pacte avait été signé de gré à gré entre les deux gouvernements (celui de Madrid et de Barcelone), approuvé par leurs Chambres des communes et qui avait même été entériné par un vote citoyen. « La seule sortie de crise possible passe par le politique. Mais aujourd’hui [l’Espagne] se replie sur le juridique. C’est pathétique comme scénario », croit M. Gagnon.
Pour Natàlia Esteve, c’est un signe de « faiblesse ». « L’Espagne n’est pas une référence en démocratie ni en droits de la personne. C’est un État qui agit comme une dictature, qui n’accepte pas que ses citoyens s’expriment. » Artur Mas a-t-il néanmoins des chances de gagner son procès ? Difficile à dire, note Mme Esteve, car il existe beaucoup de doutes sur la participation réelle de l’ex-président de la Catalogne dans l’organisation de la consultation populaire, après qu’il fut clair qu’elle était suspendue par le tribunal. Alain G. Gagnon ne croit pas la victoire soit dans la poche. Mais une chose est sûre : « À l’échelle européenne et internationale, la bataille de l’opinion publique, celle du droit à la reconnaissance, à négocier son autonomie et à la dignité, ce n’est pas Madrid qui va la gagner. »
ESPAGNE
Un procès qui sert les indépendantistes catalans
La ligne dure de Madrid envers l’ex-président Artur Mas galvanise les Catalans
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