Athènes, Paris et la souveraineté

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La souveraineté est indispensable à l’action politique

Ce texte est destiné à être publié en russe dans une revue de sciences politiques)


La souveraineté est aujourd’hui une question centrale. Elle est la question décisive du moment historique que nous vivons. Elle détermine ainsi les choix politiques, mais aussi la compréhension des crises que nous vivons. Elle occupe cette place centrale pour deux raisons convergentes. D’une part, la souveraineté est nécessaire à l’action politique, à ce passage du « je » au « nous » de l’action collective, et cette dernière est une impérieuse nécessité face aux crises, tant économiques et sociales que politiques et culturelles que nous traversons. Mais, la souveraineté est aussi fondamentale à la distinction entre le légitime et le légal. Or, cette distinction est constamment remise en cause par la logique des institutions qui régissent notre système politique.


Nous vivons dans des régimes et des systèmes politiques où le « comment » a pris la place du « pourquoi ». Cela correspond à une prise de pouvoir du « technique » sur le « politique ». Une partie des crises dont il été fait mention en découle. Si nous voulons pouvoir reposer la question du « pourquoi », et par cela comprendre qu’il y a une multiplicité de « comment » possibles, alors la souveraineté est indispensable. Mais, si légitimité et légalité ne se comprennent qu’à l’aune de la souveraineté, il faut alors admettre que la laïcité, au sens du renvoi des croyances non testables à la sphère du privé, s’avère tout autant nécessaire pour la construction du Bien Commun, ce « Res Publica » dont le mot République est issu.


 1. Les deux mois de janvier.


S’il faut s’en convaincre, deux événements survenus en janvier 2015 nous le confirment, l’un indirectement et l’autre directement. Le premier de ces événements est constitué par les assassinats du 7 et du 9 janviers 2015 à Paris. Ces assassinat nous ont confronté à cette cruelle vérité : la République peut se défaire.


Charlie ou la République se meurt.


Ce que ces crimes atroces ont révélé, et avec eux le débat provoqué par le slogan « je suis Charlie »[1], c’est bien la montée d’un sentiment communautaire. Or, ce sentiment est aux antipodes de la République. Il met en cause la légitimité de nos institutions et de nos pouvoirs.


Ironie cruelle, ce drame est survenu pratiquement dix ans après le référendum de 2005. Que l’on se souvienne : les Français avaient refusé par une large majorité le projet de traité constitutionnel européen qui leur était proposé. Pourtant, la classe politique, unie sur ce point au-delà de ses divergences, de la droite ex-gaulliste au parti dit socialiste, s’empressa pour concocter un nouveau traité, fort similaire à celui qui avait été refusé. Ce Traité de Lisbonne fut alors adopté par le « congrès », archaïsme de la IIIème et de la IVème République, à la légitimité – justement – bien plus faible que celle d’un référendum. Ce scandale, et il est immense, signe le début d’un délitement de l’Etat que ne saurait masquer les rodomontades des uns, la bonhommie finasse des autres, ou les coups de mentons des troisièmes. Il fut, et reste, une atteinte majeure à la souveraineté de la Nation, c’est à dire à la souveraineté du peuple.


Mais il y a plus, et pire. Les crimes de janvier 2015 ont aussi remis en cause l’un des principes fondateurs de la République et de la démocratie. En cherchant à imposer un « délit de blasphème », en tuant des personnes du fait de leur religion (ou de son absence), c’est notre idée de la République, de cette « chose commune » ou Res Publica, que l’on tue. En réalité il y a un lien entre tout cela[2]. Quand on porte atteinte à la souveraineté du peuple, on porte atteinte à la légitimité des institutions et l’on affaiblit la légalité, c’est-à-dire la force de la loi.


La mise en cause, sournoise ou directe, de la souveraineté du peuple ouvre aussi toute grande la porte à sa dissolution et à sa reconstitution sous la forme de communautés, que ces dernières soient religieuses ou ethniques. Il ne peut y avoir de peuple, c’est à dire de base à construction politique de la souveraineté populaire, que par la laïcité et ce principe fondamental, inclut d’ailleurs dans notre Constitution, que la République ne reconnaît nulle religion et nulle race. Ainsi sommes nous confrontés à un défi absolu : la République ou la guerre de tous contre tous.


athens_jesuischarlie Copyright: Anne-Marie de Grazia


Le printemps en hiver.


Mais un autre événement est aussi survenu ce mois de janvier 2015, l’élection d’un nouveau gouvernement en Grèce. Cet événement confirme l’importance centrale de la souveraineté. Le parti de la gauche véritable, SYRIZA était arrivé vainqueur de ces élections. Mais, il n’avait pas la majorité absolue. Il faut alors peser la signification historique du choix fait par les dirigeants de SYRIZA de s’allier avec un parti de droite les « Grecs Indépendante », et non d’extrême-droite comme le bave le triste sire Colombani[3]. Ils auraient pu s’allier avec un parti centriste, explicitement pro-européen (To Potami ou La Rivière), et d’ailleurs grassement financé par les hiérarques de Bruxelles, ou avec les débris du partit socialiste, le PASOK. Ils ont fait un choix qui n’apparaît étrange qu’à ceux qui ne comprennent pas l’enjeu de la souveraineté. Ce choix est une démonstration de l’importance centrale aujourd’hui prise par la question de la souveraineté. Car, ce qui a motivé cette alliance, c’est bien la volonté clairement exprimée par le peuple Grec, de recouvrer sa souveraineté, et par là sa démocratie. Cette tache détermine les alliances. Certes, SYRIZA, trahi et abandonné par un large partie de la « gauche » gouvernementale européenne et française, peut faillir, peut céder sous les coups répétés des eurocrates, de la BCE comme de l’Eurogroupe. Mais, l’exemple qui nous a été donné restera. Aujourd’hui, recouvrer la souveraineté est bien le préalable absolu à toute lutte politique. Un mouvement analogue anime PODEMOS en Espagne, le parti issu du mouvement des « indignés ». Ce parti refuse la coupure entre « gauche » et « droite », et lui substitue la question du pouvoir, la coupure entre peuple et puissants. C’est, là aussi, la compréhension du rôle central de la souveraineté qui explique et qui justifie ce positionnement[4].


Oui, la souveraineté est bien la question fondamentale de la période politique ouverte par la crise de fait de l’Union européenne. C’est pourquoi cette idée est la raison d’être de cet ouvrage. Mais, la souveraineté est comme une bobine de fil. Si vous commencez à la dévider, les questions de la légitimité, de la légalité et de la laïcité se présentent immédiatement.



Excuses et faux semblants.


Revenons au premier événement, hélas tragique, de janvier 2015. On a immédiatement affirmé que les auteurs des crimes de janvier n’étaient que des enfants perdus issus de la désespérance. Soit ; mais tous les enfants en souffrance, tous les enfants perdus, ne prennent pas les armes pour tuer leurs prochains. On ajoute alors « ne faisons pas d’amalgame, ne tombons pas dans « l’islamophobie » » et au nom de cela on prépare le terrain à une mise hors débat de l’Islam et des autres religions. C’est une erreur grave, dont les conséquences pourraient être terribles. Elle signe la capitulation intellectuelle par rapport à nos principes fondateurs. Non que l’Islam soit pire ou meilleur qu’une autre religion. Mais toute religion relève du monde des idées, des représentations. C’est, au sens premier du terme, une idéologie. A ce titre, toute religion est critiquable au sens d’être soumise à la critique et à l’interprétation.


Ce qui est par contre scandaleux, ce qui est criminel, et ce qui doit être justement réprimé par des lois, c’est de réduire un être humain à sa religion. C’est ce à quoi s’emploient cependant les fanatiques de tout bord.


Il faut ici en comprendre les enjeux. La Res Publica ce principe d’un bien commun qui est à la base de la République, et qui découle de la souveraineté, implique la distinction entre un espace privé et un espace public. Cet espace public est constitué tant par un processus d’exclusion que par un processus d’inclusion. Le processus d’exclusion est constitué par l’existence des frontières. Nul ne pourrait tolérer que dans un espace public on fasse entrer de nouveaux membres juste pour inverser une décision. On comprend bien qu’admettre un tel principe signe la mort de la démocratie. Mais, la contrepartie de cela est qu’il ne doit pas y avoir de nouvelles exclusions entre les membres de la communauté politique. Il s’ensuit que les citoyens ne doivent pas être distingués par une appartenance religieuse, ou une « race », mais par leur appartenance à un corps politique, la Nation. Ainsi le principe de laïcité découle de la souveraineté. La laïcité n’est pas un supplément d’âme à la République : elle en est le ciment[5]. Il n’est pas anodin que l’un des grand penseur de la souveraineté, Jean Bodin, qui écrivit au XVIème siècle dans l’horreur des guerres de religion, ait écrit à la fois un traité sur la souveraineté[6] et un traité sur la laïcité[7].


Comprenons-le bien. Nous obliger à nous définir selon des croyances religieuses, des signes d’appartenances, c’est très précisément le piège que nous tendent les terroristes qui veulent nous ramener au temps des communautés religieuses se combattant et s’entre-tuant. D’autres alors y ajouterons des communautés ethniques. Si nous cédons sur ce point nous nous engageons vers un chemin conduisant à la pire des barbaries. La confusion dans laquelle se complet une grande partie de l’élite politique française, est ici tragique et lourde de conséquences. Les attaques contre les musulmans (comme celles contre les juifs, les chrétiens, les bouddhistes, etc…) sont inqualifiables et insupportables. Mais, on a le droit de critiquer, de rire, de tourner en dérision, et même de détester TOUTES les religions. Et si l’on est choqué par des caricatures, on n’achète pas le journal dans lesquelles elles sont publiées, un point c’est tout.



 2. Les fondements d’une crise.


Ces dérives sectaires, certes très minoritaires mais qui existent néanmoins dans une partie de la jeunesse française, révèlent le sentiment d’anomie de cette jeunesse. Les jeunes issus de l’immigration ne peuvent pas s’intégrer car ils ne savent pas à quoi s’intégrer.



Le fanatisme et l’anomie.


En se tournant vers la religion et pour certains vers le fanatisme ces jeunes révèlent une montée des affirmations identitaires et narcissiques. Au « nous » qui était proposé par la République, mais qui perd progressivement de sa crédibilité car la République n’est plus souveraine, se substitue tout d’abord le « je ». Mais, devant la vacuité de ce « je », devant aussi son impuissance, on cherche à reconstruire un « nous », mais un « nous » particulier, excluant les autres. L’affirmation identitaire et narcissique fait alors le lit du fondamentalisme.


Pourquoi donc ce retour en arrière dans le religieux ? Pourquoi y-a-t-il des voix qui, face aux victimes des crimes de janvier 2015, s’élèvent pour dire « ils ne l’ont pas volé », et qui de fait demandent le rétablissement de l’ignoble délit de blasphème ? La raison en est simple : parce que l’on récuse cette idée fondamentale de la souveraineté comme base de la démocratie. On a oublié que la contrepartie de cette égalité politique à l’intérieur des frontières était le respect de ces dites frontières. Si une communauté politique n’est plus maîtresse de son destin, il ne peut y avoir de démocratie en son sein. Si l’on en veut une preuve, rappelons cette citation de Monsieur Jean-Claude Juncker, le successeur de l’ineffable Barroso à la tête de la commission européenne : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette révélatrice déclaration date de l’élection grecque du 25 janvier 2015, qui justement vit la victoire de SYRIZA. En quelques mots, tout est dit. C’est l’affirmation tranquille et satisfaite de la supériorité d’institutions non élues sur le vote des électeurs, de la supériorité du principe technocratique sur le principe démocratique. En cela, Monsieur Juncker et Monsieur Barroso sont largement responsables des drames que la France a connus. Ils reprennent, en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominion », dont la souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Et, peut-être, n’est-il qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis, pays auquel Bruxelles ne cesse de céder.



La France en crise


En même temps, on ne peut qu’être frappé par la combinaison des diverses crises qui frappent la France. Cette dernière traverse donc aujourd’hui une crise généralisée. Les français le ressentent et le traduisent dans un grand pessimisme.


Nous savons ce qu’est une crise économique, et nous mesurons tous les jours ce que peut être une crise sociale. Ces crises engendrent un profond sentiment d’insécurité[8]. Les crises politiques, sans être absolument inconnues, ne nous ont pas été étrangères depuis 50 ans. Mais il y a dans la situation actuelle quelque chose de plus, tant quantitativement que qualitativement. Nous découvrons désormais ce que peut être une crise de la Nation, ce moment particulier où l’on sent le sol qui se dérobe sous nos pieds, où ce que l’on pensait être garanti est brutalement remis en cause, une chose qui nous avait été épargné depuis la fin de la IVème République. De ce sentiment découle celui de l’insécurité culturelle qui, se combinant à l’insécurité sociale, produit ce qu’un auteur appelle le « malaise identitaire »[9]. Derrière le symptôme, il y a bien une réalité, et c’est cette réalité qu’il nous faut tenter de comprendre.


Une des causes de ce pessimisme est le fait que les français ont le sentiment d’être confronté à une barbarie aux formes multiples. Nous sommes tout à la fois horrifiés et fascinés par montée de la barbarie. Des régions entières du monde ont basculé dans une sauvagerie profonde. Des millions de personnes en sont les victimes. Nous avons voulu l’ignorer et nous avons eu, jusqu’à présent, le sentiment de vivre dans un espace protégé, une bulle, où rien de réellement affreux ne pouvait survenir. Assurément, la conscience des massacres à l’extérieur, de la somme d’injustice et de misère qui s’accumulait loin de nos frontières était une réalité pour certains. Mais, pour une large part de la population, cela restait des mots ; le sentiment de vivre dans une zone protégée, l’Union européenne, l’emportait. C’est ce sentiment, justifié ou non, qui est en train de voler en éclats. Les français ressentent que non seulement ils ne sont pas protégés par l’Union européenne, mais que cette dernière, involontairement ou à dessein, approfondit chaque jour la crise qu’ils ressentent.



La barbarie européiste.


Au plus proche de nous une forme de barbarie économique s’est abattue sur la Grèce depuis 2010. La misère, le désespoir, mais aussi la violence politique et le sentiment d’une profonde et totale expropriation, tant économique que politique et sociale sont désormais à nouveau présents en plein cœur de l’Europe. Le phénomène touche désormais une partie de l’Espagne et du Portugal. Cette barbarie économique dépasse, et de loin, ce que l’on attend d’une simple crise. Mise en œuvre par les institutions européennes alors que ces dernières devaient théoriquement nous en protéger, elle porte en elle la condamnation du système qui la produit et la met en œuvre.


Au fondement de cette barbarie, se trouve la destruction du principe de l’Etat. Cela n’étonnera que ceux qui ignorent tout de la tradition du discours sur l’Etat et le Droit qui court dans le monde occidental depuis maintenant plus de deux millénaires. L’Etat, c’est ce qui protège les individus, qui garanti un corps de règles admises par tous. Mais l’Etat est fondamentalement deux choses. Il peut être la propriété d’un prince, auquel cas, en réalité, il se défait rapidement. Ou bien il peut être l’expression d’une intérêt collectif : tel est le sens de la Res Publica qui a donné notre République mais qui est une réalité plus profonde et plus complexe. Le principe républicain existe y compris dans des formes d’organisation politique qui ne sont pas des « républiques ». Il faut donc retracer précisément l’origine du terme si nous voulons comprendre ce qu’il recouvre.



 3. Retrouver la république.


Cette Res Publica est aussi territorialisée. C’est un point essentiel. Les solidarités qui naissent de la compréhension de choses en commun s’enracinent en fait dans l’espace. L’Etat ici se confond avec la Nation. Le lien entre l’Etat et la Nation prend une nouvelle dimension avec l’existence de la démocratie.



La République et la Nation


La démocratie implique la définition préalable de la souveraineté, car c’est de la souveraineté que découle la légitimité qui, à son tour, fonde la légalité. C’est cette souveraineté qui rend audible l’injonction de solidarité, entre les personnes et les régions sur un territoire donné. Que l’on abdique cette souveraineté et cette solidarité se défait[10]. En affirmant que le peuple est le seul détenteur de la souveraineté, la Révolution de 1789 a achevé la construction politico-juridique qui fut commencée sous le moyen-âge. Mais, il faut se souvenir qu’elle ne l’a pas créé. La notion de souveraineté est bien antérieure à la Révolution. C’est pourquoi il faut aussi revenir aux sources de cette tradition intellectuelle du monde occidentale, et tenter de voir ce qui, en elle, est contingent à une époque ou à une culture et ce qui est réellement universel. Ce mouvement de retour doit aussi permettre de distinguer le véritable internationalisme, autrement dit une pensée qui se situe « entre les nations » car elle en reconnaît l’importance et cherche à dégager des causes communes et à organiser des compromis, et une pensée qui nie les nations, et en réalité nie aussi la démocratie et qui contribue alors à ce principe de destruction des Etats qui engendre la barbarie.



Etat, Nation, société.


La société française se défait. De ce constat terrible on peut tirer l’origine de la multiplication des revendications identitaires qui nous fait régresser du « nous » au « je ». Ce processus n’est possible que parce que l’Etat-Nation, cette vieille construction sociale, se défait elle aussi. La Nation, c’est ce qui nous protège de la « guerre de tous contre tous » pour reprendre la formule de Hobbes, ou de l’anomie pour citer Durkheim. Il arrive assurément que la loi opprime. Mais, la pire oppression découle toujours de l’absence de lois. Or, ces lois sont prises dans le cadre de la Nation, et la révolution de 1789 a institué le peuple souverain comme juge suprême de ces lois. La démocratie découle alors nécessairement de la souveraineté. Certes, il est des Nations souveraines qui ne sont pas démocratique, mais nulle démocratie n’a pu naître là ou l’on est privé de souveraineté. Toute tentative pour constituer un espace de démocratie institue en réalité un espace de souveraineté. Ces deux notions sont ici indissolublement liées, mais cela indique bien que la souveraineté est première.


Cette crise de la Nation, est aussi une crise de l’Etat. Elle laisse les citoyens démunis et sans pouvoir pour peser sur la situation face à des intérêts constitués, et dont certains son transnationaux. Il en est ainsi car ils sont privés du pouvoir de faire et de modifier les lois et par là même ils sont privés du pouvoir d’organiser collectivement leur propre futur. « Il n’y a d’irrémédiable que la perte de l’Etat » a dit un roi de France[11] en des temps anciens, mais qui semblent aujourd’hui étrangement, et tragiquement, proches. Le contexte était celui de la fin des guerres de Religions. Sous le couvert d’un affrontement confessionnel, entre Catholiques et Protestants, une puissance, l’Espagne, cherchait à dominer l’Europe. Seul le pays a changé car aujourd’hui c’est aussi de cela dont il est question. Or, de toutes les guerres civiles, le conflit inter-religieux est le plus inexpiable car il met en jeu des fins qui dépassent l’échelle humaine. Quand ce qui est en cause est la vie éternelle – pour qui y croit – alors tout devient possible et justifié dans ce que l’on considère alors comme la « vie terrestre » pour atteindre cette « vie éternelle ». Une finalité extrême peut engendrer une barbarie extrême. La guerre de religions est aussi le conflit qui déstructure le plus en profondeur une société, qui dresse les enfants contre les parents, les frères contre les frères. Aussi, quand Henri IV fit cette déclaration devant les juges de Rouen, car un Parlement à l’époque était une assemblée de juges, il voulait faire comprendre qu’un intérêt supérieur s’imposait aux intérêts particuliers et que la poursuite par les individus de leurs buts légitimes ne devait pas se faire au détriment du but commun de la vie en société. En redonnant le sens de la Nation, il mit fin à la guerre civile.


On mesure alors ce qu’il y a d’actuel dans des mots prononcés à la fin du XVIème siècle. Une crise économique peut nous appauvrir, des injustices sociales peuvent contribuer à dresser des barrières entre nous. Mais, la confiscation de la souveraineté nationale touche aux fondements mêmes de ce qui nous permet de vivre ensemble.



Les formes modernes de la confiscation du pouvoir.


Les Français ressentent aux plus profond d’eux-mêmes le sentiment d’une confiscation du pouvoir, et de sa substitution par des hochets que les politiques, du moins certains d’entre eux, font sonner à leurs oreilles. Cette confiscation est désormais bien réelle. Elle prend la forme des divers traités qui nous lient à l’Union européenne et qui soumettent la représentation démocratique à un pouvoir non élu. Cette confiscation est aussi le fait des firmes multinationales, qui imposent, avec l’assentiment tacite de nos gouvernements et des institutions européennes des règles leur permettant de dire le droit. Tel est, en effet, l’enjeu du projet de traité de libre-échange entre l’Amérique du Nord et l’Union Européenne, le TAFTA ou Partenariat. Transatlantique de Commerce et d’Investissement[12]. Cette confiscation empêche le peuple, seul détenteur de la souveraineté nationale, de reconstruire l’Etat et de se doter des institutions qui lui conviennent, c’est à dire de l’Etat, pour porter remède à ses maux. Ceci est une cause plus subtile mais en fait plus importante que la seule crise économique. Ce sentiment de dépossession et d’impuissance, aggravé lui aussi par un pouvoir faible, et parfois indigne, qui théorise son impuissance contribue à détruire au plus profond ce qui constitue le lien social.


On discerne alors les contours de cette crise totale dans laquelle nous sommes plongés.



 4. Une crise et son enjeu


Les nuages sont en train de s’accumuler sur la société française, et le drame que nous avons connu du 7 au 9 janvier témoigne que ces nuages commencent à laisser passer l’orage, c’est dans notre propre passé que nous pourrons trouver les principes nous permettant de nous projeter dans l’avenir.


 


Société et politique.


Il convient ici de la redire. La société n’est pas la produit d’une quelconque homogénéité, qu’elle soit culturelle, religieuse, linguistique ou économique. La société n’est même pas le produit de décisions conscientes d’individus qui lui préexisteraient. Les individus sont en réalité le produit de la société. Ils sont divers car les processus de production sont eux-mêmes divers, les mythes fondateurs de la société peuvent par ailleurs être contestés, ce qui implique une nouvelle diversité. Mais cela ne fait que nous ramener à une évidence : la société est politique. C’est par le politique que se construit le lien social, et cette construction implique un redéploiement permanent du politique. Le mot si décrié, si oublié, de dialectique ici s’impose.


Ce rapport intime entre la société et le politique impose de regarder comment s’est produit cette construction dans chaque société. Car, le processus de construction de la société et aussi un processus de différenciation des sociétés. Vouloir le nier, prétendre qu’il y aurait des feuilles blanches sur lesquels des esprits forts pourraient écrire une histoire sans tenir compte de l’histoire passée, est la meilleur recette pour conduire à des drames affreux dont le pire est la guerre civile. C’est pourtant à cela que tendent aujourd’hui les institutions européennes et l’idéologie européiste. Il nous faut donc prendre garde à arrêter au plus vite cette inquiétante dérive.


La construction de la société met aussi en évidence des formes dont on peut repérer la pertinence à travers les âges. Les anciens savaient qu’il n’y a pas de légalité sans légitimité, qu’en réalité c’est la seconde qui fonde la première. Des mythes grecs à la distinction romaine entre auctoritas et potestas il y a une leçon qu’il nous retenir. Mais, le fondement de la légitimité devient lui-même source potentielle de conflits dès lors que la pluralité des religions devient une réalité. C’est ce que révèle l’œuvre de Jean Bodin qui, dans un même mouvement, établit la suprématie du principe de souveraineté et le détache à jamais de tout lien avec une religion particulière. La seule réponse possible aux guerres de religions du passé ou à celles qui nous menacent, aux intégrismes des uns et des autres, aux lectures littérales, c’est l’union entre le principe de souveraineté et celui de laïcité.


Un autre danger menace la société, que ce soit par l’accumulation de richesse qui est tellement extrême qu’elle en devient odieuse, ou par la corrosion sourde d’une idéologie individualiste qui ne produit désormais qu’un narcissisme exacerbé. Le politique se trouve aujourd’hui attaqué sur deux fronts, dans les formes de son fonctionnement mais aussi dans l’intimité de son rapport aux individus. Cette attaque du politique, et donc du cœur même de ce qui produit la société, a des conséquences importantes quant aux formes d’organisation de cette dernière. Cette double menace provoque en effet la crise de l’ordre démocratique qui, comme toute forme d’organisation, ne découle de nulle « loi naturelle » mais de l’expression d’une volonté collective. Dès lors, le futur ne semble nous promettre qu’un choix entre un retour à un ordre archaïque fondé sur des fantasmes d’homogénéité de la société ou un ordre despotique fondé sur lois « immorales ».



Souveraineté et démocratie.


La remise en cause de la souveraineté et de la démocratie porte atteinte au plus profond de la nature de la société française. Certes, il peut y avoir des Etats souverains qui ne sont pas démocratiques ; mais on n’a jamais vus d’Etat démocratique qui ne soit pas souverain. Ce sont donc les fruits amers, mais sommes tout logiques, du processus de mondialisation et de construction de l’Union européenne. Prétendre que l’Union européenne aurait été conçue, peu ou prou, pour protéger les peuples contres les influences de la mondialisation est un mensonge éhonté. Elle a été en réalité à l’avant garde du mouvement qui défait les Etats au profit des grandes firmes multinationales. Elle n’est que l’héritière du projet américain conçu dans la guerre froide[13]. Elle se construit sur ce que Stathis Kouvelakis va, en se référant à un ouvrage relativement récent de Perry Anderson[14], pour décrire comme « …une mise à distance de toute forme de contrôle démocratique et de responsabilité devant les peuples est un principe constitutif du réseau complexe d’agences technocratiques et autres collèges d’experts qui forme la colonne vertébrale des institutions de l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le « déficit de démocratie » est en fait un déni de démocratie »[15].


L’union européenne est en réalité un espace bien trop hétérogène pour que l’on puisse penser, comme l’évoque Arnaud Montebourg ou d’autres, à un protectionnisme « européen ». Il ne peut y avoir de Souveraineté, et donc de démocratie, à l’échelle européenne.


Il nous faut donc nous atteler à la reconstruction d’un ordre démocratique, c’est à dire un système politique articulant la question de la souveraineté et celle de la légitimité pour garantir la démocratie, et nous devons le faire en regardant les causes de la crise et non point seulement ses conséquences. Pour ce faire, il faudra nécessairement une profonde recomposition des forces politiques. Il y a certes de nombreuses personnalités dans les partis qui sont ou qui ont été au pouvoir qui sont convaincues de la nécessité de formes de protection de l’économie française ainsi que d’une dépréciation forte de la monnaie. On sait que cela n’est en réalité possible que dans le cadre d’une sortie de l’Euro et d’un retour au Franc. Mais, ces partis sont constitués de telle manière que la « direction » de ces derniers, un groupe réduit d’hommes et de femmes, opèrent de manière quasi indépendante de ce que pense et la base et les cadres intermédiaires de ces partis.


Ces « directions » ne s’appuient pas seulement sur les institutions internes de leurs organisations, mais aussi sur des réseaux de clientélisme et des phénomènes importants de corruption, pour construire leur indépendance par rapport à leurs mandants. Ajoutons à cela une politique de pressions et de dénigrement systématique de tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Au total, le niveau de démocratie dans ces partis se révèle très inférieur à ce qu’il est dans le système politique en général. Il faudra donc en passer par un éclatement et une recomposition de ces partis, en espérant que les partisans du recouvrement de la souveraineté nationale sauront s’unir ou à tout le moins travailler ensemble. Le processus d’éclatement est, semble-t-il, en marche dans ces partis du pouvoir. La recomposition risque de se faire attendre. Le plus vite il se concrétisera, le mieux cela sera pour le pays.



Refonder l’ordre démocratique


La refondation de l’ordre démocratique est aujourd’hui, ici et maintenant, la perspective qui apporte le plus de garanties au maintien d’une société qui soit relativement pacifiée et en conséquences, stabilisée. C’est pourquoi, aujourd’hui, la défense de l’ordre démocratique et de ses fondements, la souveraineté et la laïcité, prend la dimension d’un impératif catégorique. Mais, cette refondation peut imposer ou impliquer des éléments de populisme. Pour combattre la tendance spontanée des bureaucraties à produire des lois sans se soucier de leurs légitimités, le recours à des éléments de légitimité charismatique s’impose. C’est le sens de la réintroduction, sur des questions essentielles, des procédures référendaires qui relèvent en partie de cette forme de légitimité. Surtout, il convient de se rappeler que les pouvoirs dictatoriaux, dans leur sens initial et non dans le sens vulgaire qu’a pris le mot de « dictature », font partie de l’ordre démocratique. Il ne faudra donc pas que notre main tremble, que l’action de tous soit interrompue, quand se posera la question de l’abrogation de lois prises dans des conditions certes légales mais entièrement illégitimes. La boussole en ces temps incertains devra être comme toujours la défense de la souveraineté de la Nation, et le rassemblement autour de son souverain, c’est à dire le peuple conçu comme un ensemble politique soudé autour du bien commun, soit de la Res Publica.



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Jacques Sapir142 articles

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Jacques Sapir est un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux.

Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).

_ Zone Euro : une crise sans fin ?
_ Zone Euro : le bateau coule…
_ Marine le Pen, arbitre de la vie politique française
_ L’Euro, un fantôme dans la campagne présidentielle française
_ Euro : la fin de la récréation
_ Zone Euro : un optimisme en trompe l’œil?
_ La restructuration de la dette grecque et ses conséquences
_ À quel jeu joue l’Allemagne ?
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