Feuilles et racines…

Cependant, en réalité, ce passé n’est jamais révolu. Il l’est seulement pour la feinte de ceux qui prétendent pouvoir l’ignorer.

VLB - coup de pied dans la fourmilière


Vigile a reproduit [“L’homme-livre”, texte d’Odile Tremblay publié dans Le
Devoir du samedi 1er mars->12138]. J’accroche au passage suivant de ce texte : « Si
jamais l’indépendance s’accomplissait (mais on est loin du compte), elle
devrait s’arrimer aux piliers d’une population jeune, ouverte sur le monde,
bilingue et multiculturelle. Nous voici à l’ère des feuilles plutôt qu’à
celle des racines. »
Très évidemment l’indépendance ne peut se faire démocratiquement qu’avec
l’implication de toutes les générations, y compris celle des jeunes. Très
évidemment aussi, ces jeunes doivent-ils, autant que faire se peut, parler
une, deux ou trois langues autres que le français, langue commune; et
doivent-ils aussi s’ouvrir aux cultures présentes dans le monde. Mais, il
faut le redire, ces capacités n’impliquent en rien l’institutionnalisation
du bilinguisme et du multiculturalisme à la canadienne.
Puis il faut remarquer, encore, qu’on peut très bien être ouvert sur le
monde même si on ne connaît qu’une seule langue. C’est tout simplement une
donnée d’expérience. [Christian Rioux a publié dans le même journal, il y a
quelques jours, une chronique bien documentée->12112] qui abondait en ce sens. De
quoi nous faire réfléchir sur notre compréhension commune et immédiate du
bilinguisme. Pour le Québécois en général, être bilingue, c’est parler aussi
l’anglais. Même s’il ne sait pas l’écrire. C’est pour lui une promotion
extraordinaire : celle de pouvoir se situer au rang du colonisateur. Ne
sautez pas trop haut tout de suite, je m’explique.
L’expérience du coin de
pays où j’ai passé mon enfance me rappelle encore très bien les visages
remplis de fierté des quelques-uns qui pouvaient s’adresser aux Anglais
d’Edmundston et à ceux du Maine, l’autre côté de la rivière St-John.
Imaginez, pouvoir par la magie de quelques phrases se hisser au rang de
ceux qui avaient l’argent et exerçaient le pouvoir! Et d’autre part, mon
âge avancé m’a permis, au cours des 60 ans et plus passés au Québec à
étudier, à enseigner et à côtoyer les gens de différentes conditions et
régions, m’a permis de rassembler des expériences et souvenirs de
rencontres, de faits, d’épisodes où des Québécois parlent de la
connaissance de l’anglais comme signe par excellence de l’émancipation
fondamentale. J’exagère à peine. Il y a encore et toujours, à mon avis, des
relents d’un sentiment de colonisé dans l’emphase que l’on met chez nous
sur le bilinguisme français-anglais. Ceci devrait sans doute être analysé
plus longuement.
***
Mais ce sur quoi je veux surtout revenir, c’est la formule jolie : “Nous
voici à l’ère des feuilles plutôt qu’à celle des racines.” Nonobstant sa
joliesse, l’expression est «misleading», dirait l’anglais. Elle rate la
bonne direction. Elle est «irreführend», reprendrait l’allemand. Elle mène
dans l’errance ou même l’erreur. Et le français dit tout simplement qu’elle
«fourvoie». Elle ne met pas sur la bonne piste. Elle manque la voie du vrai
et juste dire.
Car elle laisse entendre que les feuilles peuvent se passer des racines.
L’auteure veut ici parler du temps, du présent et du passé. Les jeunes
d’aujourd’hui seraient comme ces feuilles rutilantes, légères et
palpitantes dans la brise et la lumière du vaste ciel; ils seraient libres
de leur passé comme ces feuilles sont apparemment indépendantes des
secrètes et sombres racines. Mais peut-on imaginer une ramée sans les
racines de l’arbre? C’est pourtant ce que l’on fait, sans doute
inconsciemment, quand on représente un présent sans l’apport et le support
du passé. Le présent retranché du passé.
Mais l’image des feuilles et des racines, à bien y penser, peut dire le
temps autrement que ne le fait le passage cité. Comme la feuillée jaunie de
l’automne retourne à la terre pour ajouter à l’humus nourricier des racines
qui enverront en son temps la sève vivifiante pour l’apparition d’un autre
feuillage, ainsi tout présent est toujours à l’âge de glisser dans le passé
où il se joint aux legs qui l’ont précédé, enrichissant et renforçant le
fondement d’où surgissent d’autres présents pour des avenirs projetés, dans
l’ouverture d’avenirs projetés.
Il n’y va pas ici d’un simple exercice littéraire pour dilettantes
désintéressés. Au contraire, c’est un enjeu d’une importance vitale dans le
contexte québécois actuel. Il y va, en effet, de la compréhension de la
temporalité concrète, existentielle. Temporalité impliquant les rapports de
l’avenir, du passé et du présent dans un cycle incontournable. Celui
précisément que laisse apparaître le phénomène de l’existence humaine comme
ensemble d’allées et de venues dans le monde concret de tous les jours.
C’est de cette manière qu’il y a de l’histoire. Et c’est parce qu’il en est
ainsi, par exemple, que l’enseignement de notre passé dans les institutions
scolaires revêt une importance majeure. Bien sûr, la conception
contemporaine courante de l’histoire confine celle-ci dans le seul passé.
Mais c’est une abstraction scientifique, un procédé de la science de
l’histoire, qui a sa propre légitimité. Mais le savoir scientifique de
l’histoire n’épuise pas la connaissance du passé. Celle-ci doit aussi
comprendre les rapports du passé au présent et à l’avenir. Il faut
comprendre que le passé n’est pas figé, qu’il s’épaissit, s’enrichit, se
nourrit de tous les présents qui glissent sans cesse vers lui; qu’il les
conserve et les garde disponibles pour d’autres présents qui, de leur côté,
surgissent toujours, selon le fonctionnement même de notre existence
concrète, dans des projets d’avenir explicitement ou non expressément
planifiés.
Dans cette perspective, il y a lieu de continuer nos discussions sur
l’enseignement de l’histoire. Parce qu’alors on peut voir comment la
connaissance du passé importe à l’avenir et au présent. Parce qu’alors
aussi apparaissent bien myopes et manchots les politiques et leurs slogans
qui ne visent que l’immédiat en se targuant d’être ainsi de leur temps. Et
il en va de même pour ces politiques et leurs leitmotivs qui, soi-disant
pour manifester de la vision, pour ne pas être accusés de passéisme, disent
tourner le dos au passé et légiférer pour le futur, “celui de nos enfants”,
pour employer la formule courante des politiciens. Abandonnant ainsi ce
passé dit révolu aux complaintes des esprits chagrins et mélancoliques.
Cependant, en réalité, ce passé n’est jamais révolu. Il l’est seulement
pour la feinte de ceux qui prétendent pouvoir l’ignorer. Ce passé n’en
reste pas moins toujours à l’œuvre dans tous nos projets personnels et
collectifs.
Ignorer cet état de choses, c’est laisser des forces gigantesques agir à
notre insu. Source des préjugés non reconnus. Le connaître et l’assumer,
c’est composer avec ces puissances en les interprétant, c’est-à-dire en les
mettant à contribution selon leurs aptitudes dans les incessants
réarrangements de notre existence commune.
Fernand Couturier
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


Laissez un commentaire



1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    6 mars 2008

    Je ne peux m'empêcher de reproduire, La leçon des érables, poème de Lionel Groulx dont les Anglais tourmentent la mémoire encore une fois.
    Je sais qu'il est déjà dans les archives de Vigile grâce à mes bons soins d'ailleurs, mais il vaut la peine d'être ressorti des combes. Bien sûr, Groulx n'était pas un poète et son poème par endroit s'en ressent ; il est pompeux. Mais Victor Hugo a fait pire dans le genre.
    Je m'émerveille à chaque fois de la densité du message qui parvient à toucher tant d'aspects et qui est si judicieux par rapport à notre psyché de déracinés.
    Lorsqu'on songe à nos aïeux, aux efforts surhumains qu'ils ont déployés nous n'avons simplement pas le droit de nous laisser aller au découragement. C'est ce que dirait Groulx devant la morosité actuelle.
    Désolé pour la mise en page
    La leçon des érables
    Hier que dans les bois et les broussailles roses,
    Me promenant rêveur et marmonnant des vers,
    J'écoutais le réveil et la chanson des choses,
    Voici ce que m'ont dit les grands érables verts :
    "Si notre front là-haut si fièrement s'étale;
    "Si la sève robuste a fait nos bras si forts,
    "C'est que, buvant le suc de la terre natale,
    Nous plongeons dans l'humus des grands érables morts.
    "Si nos rameaux font voir de hautaines verdures,
    "C'est pour perpétuer, au siècle où tout s'éteint,
    "La gloire des géants aux fières chevelures
    "Qui verdirent pour nous depuis l'âge lointain.
    "Dans nos feuilles, parfois, une brise commence,
    "Dolente, le refrain des vieux airs disparus.
    "Ecoutez : elle chante et l'âme et la romance
    "Des aïeux survivants en nos feuillages drus.
    "Tantôt, l'air solennel des graves mélopées
    "Incline, avec le vent, notre haut parasol;
    "Une orgue ébranle en nous le son des épopées :
    "Nous respirons vers Dieu la prière du sol!
    "Prier, chanter avec la brise aérienne
    "Et l'âme du terroir et l'âme des aïeux:
    "Et puis, se souvenir afin qu'on se souvienne,
    "Voilà par quels devoir l'on grandit jusqu'aux cieux!"
    ****
    Ainsi, dans la forêt, et les broussailles roses,
    M'ont parlé l'autre jour les grands érables verts.
    Et, songeur, j'ai connu le prix des nobles choses
    Qui font les peuples grands, plus grands que leurs revers.
    Ils gardent l'avenir ceux qui gardent l'histoire,
    Ceux dont la souvenance est sans mauvais remords
    Et qui, près des tombeaux où sommeille la gloire
    A l'âme des vivants, mêlent l'âme des morts.
    Ils le gardent surtout ceux dont les lèvres fières
    Ont gardé les refrains du parler maternel :
    Épopées ou romances où l'âme de nos pères
    Vient prier et vibrer d'un accent éternel.
    Gardons toujours les mots qui font aimer et croire,
    Dont la syllabe pleine a plus qu'une rumeur,
    Tout noble mot de France est fait d'un peu d'histoire,
    Et chaque mot qui part est une âme qui meurt!
    En parlant bien sa langue on garde bien son âme.
    Et nous parlerons, ô verbe des aïeux,
    Aussi longtemps qu'au pôle une immortelle flamme
    Allumera le soir ses immuables feux;
    Que montera des blés la mâle ritournelle,
    Que mugira le bronze en nos clochers ouverts,
    Et que se dressera dans la brise éternelle,
    Le panache hautain des grands érables verts.
    Lionel Groulx