Des idées en l'ère

L'inconvénient d'être «périphérique»

Mais une «haine de soi» affleure de nouveau en nous, comme dans le temps.

Le destin québécois


«Périphérique»: quand on utilise ce mot, les Français voient des autoroutes qui ceinturent une ville. À mes yeux, le terme décrit bien une partie de notre état d'esprit, notre psyché. «Le Québec est périphérique à plusieurs égards (au sein de la francophonie, du Canada, des Amériques)», faisait remarquer le professeur et traducteur Louis Jolicœur dans un texte récent. Nous ne sommes pas un centre. Ni New York, ni Paris, ni Toronto. Dubaï et Shanghai sont très loin. Mais Dieu que les grenouilles que nous sommes rêvent souvent de se faire grosses comme ces bœufs.
Quand j'ai vu Régis Labeaume, cette semaine, participer avec fierté à l'annonce de la venue de Madonna à Québec — laquelle se produira dans un parc public, les plaines d'Abraham —, ce mot m'est venu à l'esprit: «périphérique». Une des principales obsessions du périphérique, c'est de se mettre sur la «map». La fameuse «map». Devenir, ne serait-ce que l'espace d'un court instant, un «centre». Cet état d'esprit a ses avantages: on «rêve grand»; on cherche à se dépasser; on est forcément ouvert sur le monde; l'orgueil national est naturellement modéré.
L'esprit périphérique comporte plusieurs risques cependant. Le principal est de passer à côté de soi. Si, dans ses versions pathologiques, le nationalisme nous ferme sur le monde, le syndrome du périphérique, lui, referme le monde sur nous. «L'ouverture sur le monde» est devenue une valeur cardinale du système scolaire, me faisait remarquer le politologue Marc Chevrier dans une entrevue. Cette «attraction immodérée de l'extérieur», soulignait-il, peut déboucher sur une envie de «sortir à tout prix de soi... c'est l'altérité dévoreuse de soi».
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Quand on est atteint du syndrome du périphérique, il faut invoquer l'Autre, le centre, le plus possible. Dans les années 1990, la Faculté d'administration de l'Université Laval avait lancé un slogan typiquement «périphérique»: elle promettait d'être «le Harvard du Nord». Depuis l'arrivée de Régis Labeaume à la mairie de Québec, les symptômes de la maladie se font de plus en plus fréquents. En 2009, une station de radio avait diffusé une vidéo promotionnelle sur le Web pour Régis Labeaume, qui déjà trônait avec 87 % d'appuis dans les sondages. Très bien fait, plein d'humour et d'hyperboles, le «lipdub» filmé et parfaitement synchronisé dévoilait cependant un état d'esprit particulier: il martelait sur un air des Black Eyed Peas que Régis allait mettre Québec «su'a map», envoyer le «Rouge et or au Super Bowl»; apporter la «tour Eiffel, le Grand Canyon» sur la Grande Allée. Et Broadway s'installerait «sur la rue Cartier».
Lorsqu'il veut célébrer son histoire, le périphérique ne trouve plus suffisant de parler de soi, de son passé, de son avenir. Il faut qu'il invite. Et ça doit être de la «grosse visite»: Paul McCartney pour le 400e de Québec; Rod Stewart pour le 375e de Lévis. Et claquons sans remords des fonds publics! Ceux qui s'étonneront, qui mettront en question le lien entre un rocker millionnaire déclinant et l'histoire de villes fondées à l'époque de la Nouvelle-France? On les somme de se taire, les soupçonne de racisme et leur reproche de refuser la «mouvance contemporaine». (Ce syntagme, que j'ai vu à plusieurs endroits récemment, peut-on me le définir?)
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À force de regarder ailleurs, le périphérique finit par exceller dans l'art de l'imitation. Nous sommes tous un peu, à certains moments, des André-Philippe Gagnon qui tentent de reproduire parfaitement We Are the World. Et pour aspirer au poste de premier ministre, François Legault devrait parler anglais «sans accent», ne l'oubliez pas. Effacer toute trace du Québécois lorsqu'il s'exprime dans la langue de la «mouvance contemporaine».
Je vous entends répondre: mais périphérique, c'est «colonisé». Peut-être. Mais pas tout à fait. Les colonisations ont sans doute laissé le germe de la haine de soi dans l'esprit québécois. Du complexe d'infériorité. Le rapport de domination dénoncé dans le temps par les Fanon, Memni, Falardeau, etc., est, toutefois, passablement disparu chez nous. Mais une «haine de soi» affleure de nouveau en nous, comme dans le temps. Jadis, le colonisé avait son colonisateur. Dans son extrémité pathologique contemporaine, le périphérique s'auto-colonise. Des essayistes commencent heureusement à pointer ce symptôme: Jean-François Lisée et, prochainement, Mathieu Bock-Côté (qui publiera Fin de cycle chez Boréal le 20 février).
Périphériques, nous le sommes, c'est un fait géographique, linguistique, continental, civilisationnel. Nous le serons d'autant plus que les forces démographiques et économiques déplacent tranquillement le pôle, le centre, plus loin de nous que jamais: vers l'ouest du continent américain et vers le Pacifique. (Vous avez vu comme moi les dernières données du recensement. Et Stephen Harper, né en Ontario, mûri en Alberta, en opération séduction en Chine). Résister au «périphérisme» sera de plus en plus difficile, diront certains. Mais l'histoire n'est jamais écrite d'avance. On cite souvent cette belle phrase du poète allemand Hölderlin: «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.» Il y a quelque chose de québécois là-dedans, vous ne trouvez pas?


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