La distribution des silences

Chronique d'André Savard

Les Québécois, révèlent les sondages, s’inquiètent du sort du français. Et encore, la majorité ne sait pas tout, pas les vrais détails sur les transferts linguistiques en pleine voie d’accélération. A chaque fois que l’on sonde les Québécois sur leurs inquiétudes, les analystes embauchés par des médias dits “fédéralistes” ou dits “neutres” s’interrogent sur la pureté des références, les origines de la peur. Qui voyez-vous comme responsable de votre inquiétude? Les sondés répondent en majorité que c’est à cause du multiculturalisme.
Aussitôt suivent des articles marqués par des accusations sur le repli atavique sur soi; l’analyse tourne court dans cette direction année après année. Pourquoi les Québécois accusent-ils le multiculturalisme?, demandent les analystes. Le multiculturalisme, c’est le dialogue des cultures.
On traite du multiculturalisme comme d’une idée platonicienne, le principe d’une ouverture à l’autre sans énoncer le fait que le multiculturalisme est et demeure un appareil de rationalisation pour le pouvoir canadien. C’est au nom du multiculturalisme que l’on a défendu l’idée que notre nation s’inscrivait parmi les communautés culturelles, simple affiliation qui ne devait en rien s’imposer à l’individu canadien arbitre de ses choix.
Le lien avec la politique canadienne à l’égard des inquiétudes qu’inspire le multiculturalisme chez les Québécois ne se fait pas dans ces articles. On préfère accuser l’impureté des références qui alimenteraient indûment le mécontentement québécois. Ce n’est pas d’hier que des déplacements systématiques ont lieu privant notre situation de son propre éclairage.
On se souvient par exemple d’Esther Delisle qui prétendait remonter aux sources du mal et qui finissait de découvrir dans l’indépendantisme le masque du fascisme. Sous prétexte de voir grand, on développe une véritable obsession des sources accusatrices. On débusque une irrationalité qui ferait participer la peur linguistique québécoise aux autres phénomènes aberrants de la planète.
Par souci de vision planétaire paraît-il, on tait une vraie mise en contexte. Cette crainte du multiculturalisme, ce serait la responsabilité des analystes que de la situer dans son lieu propre. Cette crainte du multiculturalisme a lieu au Québec après des décennies de politique canadienne au Québec. Il semblerait que ce détail mériterait d’être considéré.
Bien que les informations soient diffusées principalement par des médias dits “neutres” ou d’obédience canadienne, l’outrance conduit même l’indépendantiste le plus sceptique à s’étonner de la distribution des silences dans le paysage médiatique. Les pages éditoriales, on peut les parcourir comme la page des mots cachés. Prenons l’exemple de l’exploitation du pétrole dans l’île d’Anticosti. Le journal Le Québécois a bien fait son travail en demandant, en vertu de la loi d’accès à l’information, ce qu’Hydro-Québec a obtenu en échange, tandis que la grande presse, elle, relaye des cachotteries.
Le droit d’exploitation a été accordé et, pour le reste, ni le premier ministre ni la ministre Normandeau ne fait mine de savoir. On saura à la pièce de semaine en semaine le temps que le message se rode et s’organise en riposte. Entre-temps, [André Pratte a pondu le 19 février->35322] un article sur la pertinence d’exploiter les hydrocarbures. Encore une fois, il traite la crainte comme la résultante d’une confusion, d’un manque d’informations chez le commun des mortels. La crainte viendrait d’un espoir immodéré dans les transferts technologiques alors que la planète aura encore besoin de pétrole.
Sous prétexte de voir grand, on a droit à un laïus « démystificateur » sur la pertinence de l’exploitation des hydrocarbures. André Pratte ignore sciemment de quoi il est question ici. La question n’est pas de savoir si on aura besoin de sources de pétrole dans l’avenir. C’est la distribution des droits d’exploitation, le mode d'extraction des hydrocarbures, les nominations du personnel d’Etat dans le secteur privé dont il est question.
De cela, silence. On devrait s’occuper à voir plus large, à comprendre l’importance de gagner de l’argent. L’information est traitée incontinent comme message à contrôler et à occulter de façon à ce que ce ne soit pas trop dommageable pour le régime.
On pourrait allonger à l’infini les cas de distribution des silences. Prenons le cas de la commission Bastarache. Si Jean Charest voulait vraiment une commission d’enquêtes sur le processus de nomination des juges, pourquoi a-t-il interdit au commissaire l’accès aux documents? Et pourquoi le juge Bastarache, après avoir regretté que tant de documents soient interdits par le gouvernement, a écarté lui-même l’agenda de l’ancien sous-ministre Lalande, lequel incriminait le bureau du premier ministre et faisait état de tractations d’influence de la part des collecteurs de fonds?
Comme l’ancien sous-ministre se disait prêt à faire expertiser son agenda afin d’en vérifier chimiquement la datation, pourquoi le juge Bastarache l’a-t-il rayé de son corpus de référence? Pourquoi Suzanne Côté, avocate du gouvernement du Québec, a refusé son appui à monsieur Lalande, ancien sous-ministre alors que son devoir envers l’appareil d’Etat lui intimait de tout faire pour mettre en lumière l’exercice de ses fonctions de haut fonctionnaire?
Au lieu de répondre à ces questions, on se fait dire avec empressement que la commission Bastarache est derrière nous. [Alain Dubuc->28694] nous signe un éditorial lénifiant où il écrit que les influences indues se pratiquent des deux bords. Et il explique le silence du commissaire Bastarache sur les visées des collecteurs de fonds en précisant que le commissaire était mandaté pour étudier le processus de nomination des juges et que son angle d’analyse ne pouvait s’extravertir en se penchant sur des facteurs qui gravitent trop autour de façon étrangère.
Qu’est-ce à dire? Que le juge n’avait pas mission de regarder les sources externes voulant influer sur ce processus de nomination? Est-ce à dire que le commissaire devait étudier le processus de nomination sans tenir compte des facteurs extrinsèques? Mais alors pourquoi faire témoigner sur les tractations d’influence? N’est-ce pas évident que non seulement le gouvernement nous prend pour des valises mais que des analystes se font les figurants de la mise en scène?
Le silence pèse aussi sur le droit canadien, une œuvre organisée avec ces points aveugles. Alors que Stéphane Dion, conférencier, écrit qu’une tentative de sécession ne saurait se faire sans le couvert du droit juridique, il n’y a aucun scrupule à faire perdurer le fait que la nation québécoise n’est pas une référence juridique. S’est-il enquis de la position du gouvernement national des Québécois avant de légiférer?
Il y a précession du modèle provincial de sorte que le droit canadien ne peut que se reproduire et s’appliquer dans les termes qu’il a prédéfinis à l’exclusion du reste. Et ce reste, c’est le sujet même que la loi veut encadrer! L’état de non-lieu entourant la nation québécoise montre bien cet aveuglement que s’arroge le droit canadien avec l’aide de sa Constitution pour brûler tout circuit ultérieur.
Parce que le corpus du droit canadien est fermé à la notion de l’existence de la nation québécoise, il ne reste plus aux unitaristes canadiens qu’à protester de la pureté de leurs références. La société canadienne est une maniaque de la pureté des références. À tous les niveaux on voit des individus qui portent le filtre. Quand Incendies de Denis Villeneuve fut pressentie pour la course aux Oscars, le premier mot de Ian Martel fut de noter que le scénario était tiré d’une pièce de théâtre de Wajdi Mouawad et que ce dernier est un Canadien parce qu’il est hybride.
Est-ce que la légitimité tient au fait que l’on tire son inspiration d’individus hybrides? Pourquoi personne ne s’offusque de ce retour obsessionnel sur les origines hybrides et ce soupçon qui frappe les origines pure-laine? Le cadre de pensée au Canada, dès que l’on touche au Québec, se rabat sur un revival collectif du fascisme, une fascination pour le retour aux sources de la violence ethnique. Et on nous présente le métissage comme la clé, la médecine, la thaumaturgie régressive qui pourra aider à éradiquer le mal à sa racine.
On en vient à instiller l’idée que la société québécoise n’a pas à cultiver la fierté de ses propres références, moins encore à les développer. Ce serait une menace mondiale aux droits de l’homme qui ont enfin fait de l’individu le promoteur de sa propre existence. Le but de la société québécoise devrait juste être de rendre l’individu plus flexible, plus mobile.
Quand un sondage fait état du désintérêt de la population québécoise face aux affaires constitutionnelles, les mêmes analystes s’en réjouissent. On fait passer l’indifférence face à notre situation pour de la maturité collective.
André Savard


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