Le Canada, Israël et les terroristes

L'attitude d'Ottawa dans le conflit au Proche-Orient est conforme à la position suivie ces dernières années

Politique étrangère et Militarisation du Canada

Depuis que Stephen Harper a qualifié de «mesurée» la riposte d'Israël au Liban et que son gouvernement défend sans condition les actions de l'État hébreu, plusieurs voix mettent en garde le Canada contre le risque de perte d'influence au Proche-Orient. Mais quelle influence la puissance intermédiaire qu'est le Canada exerce-t-elle réellement?

Ottawa -- Avril 2000. Jean Chrétien entreprend un voyage de 12 jours au Moyen-Orient que presque tous les observateurs qualifieront de désastreux. Il trébuche sur la déclaration unilatérale d'indépendance de la Palestine et la propriété de la mer de Galilée et froisse les arabes en ne se rendant pas à Jérusalem-Est. Sa réponse restera longtemps le symbole de ce voyage raté : [«Je ne sais pas actuellement si je suis dans l'ouest, le sud, le nord ou l'est de Jérusalem.»->www.vigile.net/ds-idees/index-humour.html] Certains se gaussent en y voyant la preuve que le Canada peut dire ou faire tout ce qu'il veut à propos de cette région, personne n'écoute... C'est exactement le contraire qu'on entend aujourd'hui.
Les cercles diplomatiques, très sensibles à tout changement subtil de rhétorique, ont réagi vivement aux propos de Stephen Harper et de son ministre des Affaires étrangères. Comme le révélait Le Devoir jeudi, les ambassadeurs des 16 pays arabes représentés à Ottawa ont rencontré Peter MacKay pour lui faire part de leurs préoccupations.
«Tout le monde a dit que la position canadienne devait être plus équilibrée pour que le Canada puisse être entendu dans la région et que les initiatives canadiennes, que ce soit sur le plan politique ou humanitaire, puissent être crédibles», explique Amin Abou-Hassira, le délégué général de l'Autorité palestinienne à Ottawa, qui a participé à la rencontre d'une durée d'une heure.
M. Abou-Hassira estime que le Canada représente, au Moyen-Orient, un modèle positif. «Il a un rôle de pacificateur. On a cette image d'un pays qui appuie le juste milieu, un pays qui appuie les efforts de démocratisation des sociétés moyen-orientales.» Les trois partis d'opposition fédéraux ont enfoncé le même clou depuis le début des hostilités au Liban, reprochant au gouvernement conservateur d'entacher l'image canadienne. Mais le rôle canadien se résumerait-il à cela, une image ?
Des retombées réelles
Dans la foulée des accords de paix d'Oslo entre Israël et la Palestine, une série de tables de discussion avaient été établies et le Canada s'était vu confier la présidence de celle consacrée aux réfugiés palestiniens. Marie-Joëlle Zahar, professeure de sciences politiques à l'Université de Montréal, y voit les retombées payantes de la position mesurée du Canada. «C'était particulièrement ardu parce que la question des réfugiés est la plus âprement disputée, rappelle-t-elle. Le Canada jouissait d'un capital de confiance tant du côté d'Israël, à cause de sa défense du droit à la survie et à la sécurité [de ce pays], que du côté palestinien parce que le Canada a toujours exprimé son soutien pour les résolutions de l'ONU [en faveur d'un État palestinien].»
La position canadienne dans le conflit israélo-palestinien n'a pas officiellement été modifiée sous Stephen Harper. Le Canada se dit toujours en faveur du droit de l'État d'Israël à exister et à «assurer sa propre sécurité et [à] prendre des actions mesurées, conformément au droit international, y compris les droits humains et le droit international humanitaire, pour protéger ses citoyens contre les attentats menés par des groupes terroristes». De plus, si le pays soutient la création d'un État palestinien, il condamne la violence comme outil politique et considère le Hamas et le Hezbollah, notamment, comme des organisations terroristes.
La position du Canada a commencé à changer bien avant l'arrivée des conservateurs au pouvoir à Ottawa. Depuis 2003, le Canada a commencé à modifier ses votes à l'ONU sur toutes les résolutions touchant en particulier le conflit israélo-palestinien. Il a voté non à certaines résolutions condamnant Israël, alors qu'il s'abstenait auparavant. Et sur d'autres résolutions portant sur le processus de paix, il est passé du soutien à l'abstention.
En 2005, le site Internet du ministère expliquait la chose ainsi : «Le Canada est depuis longtemps préoccupé par les résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies, qui devraient favoriser le dialogue et la confiance entre les parties. Il a donc révisé tous ses votes sur les résolutions concernant le Moyen-Orient et décidé de réserver son adhésion aux résolutions pondérées, pragmatiques et assorties de mécanismes de suivi par rapport à des repères précis.»
Pour la professeure Zahar, il est clair que ce sont les attentats de 2001 aux États-Unis qui ont le plus contribué à modeler le prisme à travers lequel sont désormais envisagés les conflits au Proche-Orient. «Il y a eu un raidissement des positions», croit-elle, aux États-Unis, mais aussi dans le Canada de Jean Chrétien et Paul Martin. Le gouvernement conservateur ne fait que s'engager davantage dans cette voie. «Avant, c'était plus complexe, continue-t-elle. Aujourd'hui, avec Stephen Harper et le Parti conservateur, c'est devenu une simple question de lutte contre le terrorisme. Tous les coups sont donc permis car c'est une question de survie.»
Le ministre MacKay a fait une démonstration brillante de cette nouvelle vision cette semaine, devant le comité parlementaire des Affaires étrangères, réuni exceptionnellement en plein été pour faire le point sur la situation au Liban. Le ministre a enfoncé le clou en affirmant le droit d'Israël de se défendre contre un groupe terroriste qu'il a qualifié de «cancer». Aucune condamnation des excès israélien, si ce n'est la suggestion qu'une «prudence extrême» était de mise.
Mme Zahar concède volontiers que le Hezbollah terrorise les populations civiles et que cela est inacceptable. «Mais réduire le Hezbollah à sa dimension terroriste, c'est ne pas reconnaître d'où ces mouvements sont nés.» Jocelyn Coulon, spécialiste des questions militaires à l'Université de Montréal, estime que le Canada devrait quand même être capable de dénoncer les excès israéliens. «Quand il y a 1000 Libanais tués, il y a quelque chose qui ne va pas quelque part. Et ça, le gouvernement du Canada devrait être en mesure de le dire.» À titre d'exemple, il s'est écoulé plus d'une journée avant que M. MacKay se prononce sur le massacre qui a fait plus de 60 morts à Cana dimanche dernier, dont une trentaine d'enfants. Stephen Harper n'en a toujours pas parlé.
Jocelyn Coulon rappelle toutefois que le Canada n'a jamais été neutre et s'est toujours rangé derrière Israël. Les changements constatés aujourd'hui auraient pu être effectués par les libéraux s'ils étaient encore au pouvoir, croit-il. Rappelant que le Canada considère le Hezbollah comme un groupe terroriste, «j'aurais mal vu Paul Martin aller dire que ce sont des chics types ! Alors quand les libéraux critiquent, ils critiquent quoi, au juste ?»
M. Coulon croit toutefois qu'il ne faut pas couper les ponts avec le Hezbollah. «Rappelons-nous le processus de paix en Irlande du Nord. Mme Tatcher disait qu'elle ne négociait pas avec les terroristes, mais ce n'est pas vrai ! Ils parlaient avec l'IRA et il y a eu un déblocage et un accord de paix.»
Quelqu'un dans les cercles juifs rappelle que ce n'était pas la première fois qu'Israël essuyait des tirs de roquettes du Hezbollah, mais qu'il n'avait pas réagi auparavant. «Quand Israël ne réagit pas, c'est mesuré, quand il réagit, c'est disproportionné», se plaint-il. Il paraphrase alors une fable connue dans la région. «Un homme se fait voler une dinde par quelqu'un du village voisin. Son père lui conseille d'aller attaquer le village. Jugeant cette réponse trop catégorique, l'homme décide de ne rien faire. Le lendemain, il se fait voler un cheval, et le surlendemain le village voisin attaque le sien. C'est comme cela là-bas. Ne pas réagir est un aveu d'impuissance. On a tendance à appliquer la mentalité nord-américaine à un voisinage qui ne fonctionne pas comme cela.»
Beaucoup de mécontents
Les déclarations des conservateurs leur ont aliéné une partie de la population. Deux sondages parus cette semaine indiquent l'insatisfaction des électeurs. Selon celui de Strategic Counsel, effectué pour le compte du Globe and Mail et CTV, 61 % des Québécois n'aiment pas la position des conservateurs sur le Moyen-Orient. Quant au sondage Decima diffusé par la Presse canadienne, il montre que cette insatisfaction se traduit par des diminutions importantes dans les intentions de vote, en particulier en Ontario où les libéraux ont repris près de 10 points d'avance sur les conservateurs.
Réunis en caucus à Cornwall, les députés conservateurs ont évité de commenter ces résultats. Ceux qui se sont exprimés ont salué la clarté des positions du premier ministre. Le président du caucus, l'Albertain Rahim Jaffer, a tout de même reconnu la nécessité de se réconcilier avec les Québécois. «On va écouter exactement ce que le peuple québécois pense de notre position et peut-être que dans les prochains jours on va voir des solutions, [à savoir] comment on peut prendre un rôle actif au Proche-Orient.» Stephen Harper, lors de la conférence de presse de clôture de la réunion du caucus conservateur, a rectifié ces propos. «Nous ne prenons pas nos décisions en fonction des sondages», a-t-il répété plusieurs fois avant d'ajouter que, selon lui, ses «positions reflètent les positions du public canadien».
Les libéraux, quant à eux, souffrent à leur manière de la situation. En pleine course au leadership, les 11 prétendants au trône ne logent pas tous à la même enseigne. Si Joe Volpe et Scott Brison se sont affichés franchement en faveur d'Israël, les Bob Rae, Stéphane Dion, Gerard Kennedy et Michael Ignatieff ont articulé des positions plus critiques à l'égard d'Israël. En outre, M. Ignatieff, considéré comme le meneur, a attendu jusqu'à mardi dernier pour s'exprimer sur la crise libanaise. Tout cela leur a valu les réprimandes de personnalités bien placés dans la communauté juive.
Ainsi, le couple de gens d'affaire Gerry Schwartz (Onex corporation) et Heather Reisman (librairies Chapters) est passé dans le camp conservateur. Mme Reisman a envoyé un courriel à ses amis disant qu'elle avait déchiré sa carte de membre. Dans les coulisses, on raconte que le lobby juif aurait fait connaître ses insatisfactions autant au PLC qu'au Bloc québécois.
C'est exactement ce qui enflamme le sénateur indépendant Marcel Prud'homme, qui s'occupe des questions du Proche-Orient depuis 40 ans. Pro-Palestinien affiché (il avait ses entrées auprès de Yasser Arafat), il enrage ces jours-ci de voir le Canada soutenir Israël sans aucune nuance, et ce, même s'il avoue avoir voté pour les conservateurs aux dernières élections. Il enrage surtout de constater la puissance du lobby juif qui «nous culpabilise en nous enfonçant l'Holocauste dans la gorge chaque fois qu'on veut critiquer Israël et nous traite d'anti-sémite parce qu'on est anti-sioniste».
M. Prud'Homme propose que le Canada suspende le traité de libre-échange entre le Canada et Israël pour manifester son désaccord. Le Canada, selon lui, représente l'espoir pour cette région balafrée. «Ce mot si facile à écrire et si difficile à comprendre. Les gens nous admirent là-bas parce qu'on arrive à vivre en une telle harmonie malgré nos fortes divergences.» Le sénateur croit que le Canada, ayant activement participé à la création d'Israël en 1947-48, a la responsabilité de calmer le jeu. Israël a certainement l'arme nucléaire selon lui, et l'actuel conflit risque de faire basculer la planète dans une «guerre nucléaire».
Cette idée de guerre globale préoccupe également Mme Zahar. Selon elle, le Canada a intérêt à prendre ses distances vis-à-vis des États-Unis pour assurer sa sécurité. En imitant trop les États-Unis, le Canada confirme la vision unitaire du monde occidental qu'adoptent parfois les arabo-musulmans. «On a besoin de gagner les coeurs et les esprits. Une position aussi arrêtée et insensible que celle entendue de la bouche de nos responsables va raidir les gens là-bas», dit-elle. «Je m'inquiète pour les relations plus larges entre le monde occidental et [le monde] arabo-musulman. Les Frères musulmans, le Hezbollah et tous ces groupes sont en train de récupérer tout le désespoir au Moyen-Orient. Et lorsqu'ils en appelleront à la guerre, ce ne sera pas contre Israël, ce sera contre l'Occident. [...] La radicalisation est le pire des scénarios. À moins qu'on ne veuille une guerre des civilisations.»
Avec Presse canadienne


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