Le conflit du Journal de Montréal et son époque

Chronique d'André Savard


Le conflit au Journal de Montréal était tout sauf un conflit particulier. Son enjeu fut, selon la version de l’employeur, le droit d’utiliser le travail produit par les journalistes en différents formats numérisés, une version pour mobile, pour cell ou pour tablette. En fait, le Journal de Montréal a remplacé allègrement ses services par de la sous-traitance, notamment des démarcheurs, des téléphonistes. Et le conseil du patronat suivait d’un œil bien sympathique.
Tout au long du conflit, les milieux patronaux ont traité de la loi sur les briseurs de grève comme d’une aberration locale et historique. Le Québec et la Colombie-Britannique sont les seuls endroits au monde où on légifère contre le droit d’embauche de travailleurs de remplacement.
De nombreux documents furent pondus notamment de la part de l’institut Fraser affirmant que la loi anti briseurs de la grève est inique car elle fausse le rapport de forces. Un employeur doit stopper sa production pendant une grève alors que le gréviste peut très bien trouver du travail ailleurs. Puisque le travailleur garde son employabilité, la compagnie devrait, de même, garder sa productivité. Ce serait ainsi kif-kif, tous les deux étant libres de continuer de gagner de l’argent pendant la durée du conflit. C’est la thèse de l’institut Fraser.
On a vu ce qu’a donné la thèse de l’institut Fraser avec le conflit du Journal de Montréal. Toute entente sera le résultat du véritable rapport de forces, oui, et la partie syndicale, dès le départ, n’aura plus rien dans sa manche puisque le Journal de Montréal peut employer les travailleurs de remplacement avec presque pas de restrictions.
Des employés embauchés par des firmes privées ont commencé à vendre de la pub et à convaincre les annonceurs de s’afficher dans le journal de Montréal. La seule différence avec les briseurs de grève traditionnels c’est que cette fois-ci, l’employeur a dit que les travailleurs de remplacement besognaient extra-muros et que leur employeur achetait les services de sous-traitance de compagnies spécialisés aptes à offrir différents volets informatiques.
La cour a donné raison au Journal de Montréal qui expliquait la folie de la situation en affirmant que le travail intra muros ou extra muros servait de critère de distinction entre sous-traitance légale et scab. Bref, un briseur de grève susceptible d’utiliser Internet n’est plus un briseur de grève. Un scab capable de travailler ailleurs qu’à l’adresse de l’employeur n’est plus un briseur de grève.
La cour aurait très pu faire valoir que les agissements du Journal de Montréal violaient l’esprit de la loi. Après tout, on a beau dire que cette loi provient d’une société d’avant l’informatique, jamais cette loi n’a voulu dire que le travail de remplacement cesse de l’être s’il ne s’effectue pas dans le bâtiment. Les intentions d’origine du législateur, ça compte en jurisprudence. Pas dans ce cas-ci ni dans ceux de l'avenir si on ne se presse pas à légiférer… Les intentions de la loi d'origine ne comptent pas, seulement le défaut de prévoir les échappatoires.
La planche de salut pour les syndiqués du journal de Montréal résidait dans le boycott du journal par la population. Pourquoi cela n’a-t-il pas marché? C’est le point le plus inquiétant de toute cette aventure, celui qui est le plus symptomatique d’une situation générale et d’une évolution de l’opinion publique. Depuis des décennies les gens se font répéter que les syndicats soustraient leurs protégés au véritable rapport de forces qui a lieu dans la société. Ils créent une classe de privilégiés qui n’ont pas à mesurer leurs compétences car leur avenir est assuré. On a fini par croire que les syndicats constituaient le pire obstacle aux prétentions égalitaires d’une société.
Alors que les gens vivent d’une paye à l’autre, plusieurs connaissaient de simples travailleurs du Journal de Montréal qui vivaient dans un bungalow ou un logement de plus de quatre pièces. Cet accès à un train de vie décent est devenu suspect. On a fini par croire que la mondialisation ne permettait plus à l’Etat d’entretenir les mêmes préoccupations qu'avant et aux employeurs de se reconnaître des obligations supplémentaires envers les travailleurs de l’hémisphère nord.
Sur une planète où l’on vit à deux dollars par jour dans les pays pauvres, à 12 milliers de dollars annuels dans les pays émergents et où le revenu disponible pour le monde ordinaire dans lesdits pays riches est de 22 000 dollars, on a fini par croire qu’un travailleur payé convenablement est anachronique. Tout un chacun essaie de surnager. La tête n’est pas tellement plus haute que le niveau de l’eau. Le sauve-qui-peut général ne crée pas des solidarités à ce qu’on voit, juste des jalousies.
Le Journal de Montréal empochait un million de dollars par semaine en payant des employés par le biais de la sous-traitance. Enfin, il pouvait, comme bien des entreprises utilisant des travailleurs non syndiqués, traiter tout le monde en petits salariés. Plus de syndicat pour plaider pour la vie décente, l’accès au loisirs, plus de forte tête pour dire qu’il faut du surplus, assez d’argent pour se payer un weekend de raquettes dans les Laurentides. Rien pour dire à l’employeur qu’il a quelque responsabilité dans la qualité de vie de ses employés.
En principe, cette situation est scandaleuse. En principe seulement, car il y a une chose que Karl Marx a oublié lorsqu’il écrit sa théorie: l’importance de l’opinion forgée. Si vous vous faites répéter que vous êtes un “partenaire de changement” en luttant contre un régime de castes que les syndicats aideraient à maintenir, il y a de bonnes chances que vous entriez dans le train de la persuasion. Fort possible que vous finissiez par croire que si les syndicats n’existaient pas, la libre concurrence jouerait et que les salaires seraient évalués en fonction de “l’excellence”. Il faut bien que l’espoir loge quelque part.
Aujourd’hui, si vous maintenez une situation assez longtemps pour que le train de la persuasion fasse son oeuvre, l’usure fera en sorte que les motifs de conflits vont se déplacer. De protecteur, les syndicats sont passés au rôle de bourreau et ce, par un simple éclairage de la mise en scène.
À cet égard comme à beaucoup d’autres, le conseil du patronat a tort de voir dans ce bras de fer qui a opposé le Journal de Montréal et le syndicat un conflit particulier. Nous vivons de plus en plus dans un monde où on accepte que la situation soit le plat reflet d’un rapport de forces. Inutile de se situer en vérité sur le plan des principes, ceux-ci pouvant se résoudre dans un bon plan de communication.
Plus les gens sont forcés de faire de longues heures pour joindre les deux bouts, plus ils vivent comme une iniquité le fait que d’autres profitent d’une relative sécurité d’emploi et d’horaires moins sadiques. Loin d’être l’humus de la révolution, il arrive que l’individu réduit à la précarité se satisfasse de compensations et qu’ils soient le premier à se draper dans un élitisme outragé. Nous, avec les grands de ce monde, on est supérieurs aux conflits.
Pire encore, cette mentalité ne se confine pas à l’évaluation du bien-fondé des conflits de travail. Depuis des années, on entend que la cause indépendantiste est surannée parce que le Québec n’a plus rien dans sa manche pour appuyer un rapport de forces. Plus rien pour appuyer un rapport de forces? Alors pas de raison pour permettre à semblable cause de se faire une place dans son coeur.
Dans ce monde que l'on comprend de moins en moins, on voit de l'inéluctable partout. À force de se faire dire que les créneaux anciens ne sont pas efficaces, on se plie à des règles juste dignes d'être désapprouvées. Il reste les pouvoirs établis, le Fédéral, le génie des affaires, quelques icônes.
Jean Charest a largement utilisé une logique de firme, connue par les fins limiers des conseils d’administration, et que l’on appelle la “stratégie du bain de sang”. Pour justifier les résultats de votre administration auprès de vos actionnaires, dites que vous vous relevez d’un marasme outrancier créé par l’administration précédente. Toute la population québécoise se sera fait servir pendant près de dix ans une stratégie de manipulation déjà bien rodée par des firmes auprès des simples actionnaires.
On est à l’ère de “la révision des modèles”. Cela signifie que si on veut naturaliser un rapport de forces et le faire passer pour normal, on dit qu’il participe d’un nouvel ordre des choses. Plus la peine de se surprendre ni de s’indigner : à nouveau monde, conseils d’une nouvelle espèce.
André Savard


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1 commentaire

  • L'engagé Répondre

    7 mars 2011

    C'était une synthèse proprement lumineuse.
    Merci