« La bêtise consiste à vouloir conclure »
(Flaubert)
« Je suis la plaie et le couteau ! »
« Je suis le soufflet et la joue, »
« Je suis les membres et la roue, »
« Et la victime et le bourreau ! »
(Baudelaire, L'héautontimorouménos)
« On ne peut régner innocemment »
(Saint-Just)
Quelques bribes d'une lecture du journal
Il peut arriver que la lecture du journal, cette activité en apparence si
anodine, se révèle à l'usage être une épouvantable épreuve. À tout le moins
pour ces personnes à l'équilibre trop fragile que la bêtise incommode
davantage qu'elle ne le devrait peut-être. Dans une telle situation, même
les personnes les mieux intentionnées peuvent difficilement échapper à la
tentation de partager leur malheur avec quelques-uns de leurs semblables,
en espérant peut-être y trouver un mince réconfort. C'est dans cet esprit
et dans la foulée de ma lecture du Devoir de samedi dernier (édition du 31
mai 2008) que j'écris ce texte. Deux articles de cette édition sont en
cause. Les références sont fournies en fin de texte.
* * *
Dans [« Vous avez dit reine-nègre ? »->13748], Stéphane Baillargeon résume
rapidement l'affaire VLB. Maryse Potvin et Marc Angenot ont été invités à
fournir leur opinion – que l'on espère éclairée – sur les fameux propos de
Victor-Lévy Beaulieu au sujet de Son Excellence la très honorable
Gouverneure Générale Michaëlle Jean. Il s'agit, semble-t-il, de savoir si
M. Beaulieu a proféré une insulte ou non à l'encontre de Mme Jean en la
qualifiant de « reine-nègre ». De larges extraits des commentaires des deux
professeurs entendus pour la cause :
Maryse Potvin (M.P.) : « C'est une insulte raciste et même sexiste »
Marc Angenot (M.A.) : « C'est une insulte caractérisée, ça va de soi »
M.P. : « Il y a chez VLB un esprit revanchard, insécure (sic) et
accusateur du minoritaire complexé qui s'en prend aux autres minorités pour
les accuser de trahison »
M.P. : « Dans ces textes, VLB fait preuve d'un grand sentiment de
victimisation. Il fonde son analyse sur une dichotomie Nous/Eux, et tous
ceux qui ne font pas partie de la gang (sic) deviennent des salauds. Je ne
peux pas présumer (sic) que VLB a surfé sur la vague de banalisation du
discours racisant autour de la commission Bouchard-Taylor mais je dois
observer que les gens s'en permettent plus quand arrivent ces moments de
dérapage. On a déjà vu la même dérive au Canada anglais par rapport au
Québec. »
M.A. : « Ce qui me frappe, c'est l'allure générale de toutes ces
polémiques récurrentes. Ça revient constamment chez nous. Il y a un
problème dans notre vie publique. Nous sommes dans une culture sur la
défensive depuis très longtemps. »
M.A. : « Je suis étonné et par moments affligé par le caractère
sophistique de ce qui se raconte là [à propos de la défense de
l'utilisation de l'expression roi-nègre] (…) Si l'expression roi-nègre
était déjà archaïque, lourde et un peu niaiseuse en 1958, elle est
intolérable maintenant et ne peut être que le produit de gens mondialement
célèbres à Trois-Pistoles (sic) mais qui n'ont pas vu que la société avait
changé. Comme s'il n'était pas évident que cette expression est
délibérément déplaisante, hostile et malveillante. »
Ce qui frappe à première vue, c'est l'assurance et la vigueur avec
laquelle ces analystes rattachent l'expression utilisée par VLB au domaine
de l'insulte (« c'est une insulte », « comme s'il n'était pas évident », «
ça va de soi »). Au risque de paraître naïf, je m'attendais de leur part à
une position plus pondérée. Non pas qu'il faille toujours absolument et
soigneusement relativiser toute question jusqu'à lui enlever son sens, de
manière à accoucher d'une position digne des plus grands équilibristes du
savoir – habitude détestable et malheureusement assez répandue chez ceux
qui font souvent office de penser pour nous. Mais tout de même ! N'est-il
pas en effet relativement difficile, dans un contexte politique, et hormis
les cas les plus flagrants, de distinguer ce qui relève de l'insulte de ce
qui relève plutôt de la lutte politique proprement dite ?
Si l'on s'en tient au dictionnaire, il faut admettre qu'est du domaine de
l'insulte une affirmation qui a pour objet d'offenser ou de blesser la
dignité d'une personne. Dans un contexte traversé par les rapports de
force, cette définition devient difficilement utilisable. Le problème est
que c'est forcément dans les cadres conceptuels souvent opposés des
adversaires (politiques) que la valeur d'un énoncé est évaluée. Dans une
telle situation, devient donc souvent source d'injure ce qui n'entre tout
simplement pas dans son propre cadre de référence.
Si donc l'on exclut d'emblée les cas flagrants d'injure (par exemple, si
je dis que René Lévesque était un batteur d'enfants ou que Lucien Bouchard
est un émule de Hitler), le statut injurieux d'un énoncé doit être débattu,
précisément, à l'intérieur d'un processus politique, à l'abri des lieux
communs et des amalgames trop faciles, en s'appuyant notamment sur des
faits historiques aussi "durs" que possible. Ce qui ne va pas sans mal ni
sans, d'une certaine façon, un inévitable engagement. Il est par conséquent
très difficile d'échapper à la politique. C'est d'ailleurs ce que font
semblant de faire nos deux savants dans ce texte, sous couvert, évidemment,
de rationalité et d'objectivité scientifique. Mais ils en font, bien sûr,
de la politique et pas de la plus belle manière, loin s'en faut.
On cherchera donc en vain une quelconque analyse du rôle joué par Son
Excellence la très honorable Gouverneure Générale dans le contexte
politique canadien. Outre le fait que l'expression de « roi-nègre » est
intolérable maintenant, qu'elle était « déjà archaïque lourde et un peu
niaiseuse en 1958 », on n'en apprendra pas beaucoup plus. On serait
pourtant tenté de demander à M. Angenot ce qu'il pense d'une institution
telle que la monarchie, ainsi que de sa représentation en terre canadienne.
« Archaïque, lourde et un peu niaiseuse » ? Nous ne le saurons pas.
Aussi n'est-il pas surprenant de les voir tenter de justifier leur
position par un cadre conceptuel dans lequel la réponse fournie (« oui, il
s'agit bien d'une insulte ») coule de source. Au risque de paraître
cynique, je serais par ailleurs enclin à penser que les explications
fournies par nos deux intellectuels pour justifier cette réponse
constituent elles-mêmes des insultes évidentes, VLB y étant dépeint de la
manière la plus caricaturale possible. Je me permets de signaler que dans
ce domaine, ces gentils universitaires dépassent – et de loin – les propos
qu'ils prétendent analyser. Il est également assez intéressant de constater
que leurs propos ne visent pas simplement la personne de VLB; ils ne se
sentent nullement gênés de ratisser plus large, si l'on peut dire.
C'est que dans leur enthousiasme, on les sent tellement pressés de
conclure ! Un peu plus et ils en arriveraient à une psychanalyse en règle
de VLB (« esprit revanchard, insécure et accusateur du minoritaire complexé
»). Et pas seulement, non ! On les voit prêts à débusquer, avec une égale
vigueur et sans compromis, au sein du Québec profond (« mondialement
célèbres à Trois-Pistoles »), l'esprit délétère du ressentiment, de
l'insécurité et de la défense. Au point où Mme Potvin se permet de faire un
parallèle assez étonnant entre le phénomène du « Quebec Bashing » – qu'elle
connaît bien – et ce qui s'est dit autour de la commission BT (« on a déjà
vu la même dérive au Canada anglais par rapport au Québec »).
Quitte à sombrer moi-même dans la bêtise (rien de plus contagieux que
celle-ci…), je ne suis pas loin de croire que, pour ces penseurs, VLB
pourrait bien représenter, consciemment ou non, l'archétype d'une catégorie
de Québécois peut-être un peu trop visibles, assez encombrants,
certainement trop repliés sur eux-mêmes – vieille rengaine s'il en est et
de plus en plus pénible à entendre, qui commence d'ailleurs à ressembler à
une petite pensée de parvenus, parsemée d'ingratitude.
« …minoritaire complexé qui s'en prend aux autres minorités pour les
accuser de trahison »
« … et tous ceux qui ne font pas partie de la gang deviennent des salauds
»
« Il y a un problème dans notre vie publique. Nous sommes dans une culture
sur la défensive depuis très longtemps. »
« … qui n'ont pas vu que la société avait changé »
Vos repères sont dépassés, ne vous en rendez-vous pas compte ? Ah mais
bien sûr, comment ai-je pu l'oublier ! Il est vain de parler de trahison
alors qu'il n'y a plus de cause à défendre… Il est inutile d'être complexé
ou sur la défensive puisqu'il n'y a pas de subordination, encore moins de
domination. Car la société a changé et le temps a fait son oeuvre. Nous
sommes minoritaires certes, mais néanmoins majoritaires, ne voyez-vous pas
? Nous ne sommes plus des victimes mais des bourreaux. Il ne peut pas y
avoir de salauds puisqu'il n'y a en réalité ni Eux ni Nous (sauf quand Eux
commencent à dire Nous et que Nous devenons alors Eux – mais c'est une
autre histoire). De plus, il est entendu qu'on peut être à la fois Canadien
et Québécois, même que c'est doublement mieux ! Il n'y a pas de question
nationale. Il y a bien un problème certes, mais ce n'est pas celui que vous
croyez : ce sont plutôt ces polémiques récurrentes qui nous affligent. Tout
le reste est du ressentiment. Effets sans cause. Et pour finir, la
souveraineté est obsolète et dangereuse, c'est ce que nous apprenons dans
un autre texte, malheureusement publié le même jour.
* * *
[« Le nationalisme mène-t-il au génocide ? »->13821] est une recension par David
Dorais d'un livre de Arjun Appadurai, « La violence à l'âge de la
globalisation ». La thèse du livre semble être d'une simplicité enfantine
(quoique peut-être légèrement délirante – une mécanique délirante) : dans
un contexte où l'État-nation est un concept dépassé (par ailleurs dangereux
dans son essence, puisque le nationalisme se fonde nécessairement sur une
ethnie, donc sur une coupure entre « eux » et « nous »), rendu caduc par la
mondialisation, le groupe majoritaire, animé par une « incertitude
identitaire » doublée d’une « angoisse d’incomplétude » peut chercher
désespérément à réaffirmer son identité en éliminant « eux », ceux qui
gênent l'image d'une pureté nationale. »
« violence purificatrice, fureur génocidaire, pureté ethnique » - Voilà
d’autres mots qu’on peut aussi lire dans ce texte, des mots qui frappent,
des mots lourds de sens. Utilisés avec légèreté, ils font facilement place
au délire. Non pas que les phénomènes qu’ils décrivent n’existent pas ou
n'ont jamais existé; mais il faut s'assurer de les manier avec le soin
qu’ils méritent, avec toute la finesse qui s'impose. Les voici, encore une
fois, rattachés au « nationalisme ».
Alors, le nationalisme mène-t-il donc tout droit au génocide ? D'un point
de vue québécois les idées de M. Appadurai rendent perplexe, avance M.
Dorais (bravo !). Il poursuit : « Ne peut-on pas imaginer une majorité
assez sûre d'elle-même pour s'adapter aux nouvelles règles mondiales et en
même temps être inclusive envers ses minorités ? » En effet, pourquoi pas ?
C'est une bonne question. « Difficile de trancher » affirme-t-il alors tout
bonnement. Puis il croit utile d’ajouter : « Il ne fait pas de doute
toutefois que, pour Appadurai, le souverainisme québécois serait à la fois
obsolète et dangereux ». Ah bon. Merci. Nous en prenons bonne note – car
nous l'avions déjà oublié. Il est bon de nous le répéter. On nous le répète
d'ailleurs si souvent : n'avons-nous pas la mémoire courte ?
Sylvain Maréchal
Montréal
* * *
Références
1) Stéphane Baillargeon, « Victor-Lévy Beaulieu insulte Michaëlle Jean -
Vous avez dit reine-nègre ? », Le Devoir, 31 mai 2008
Disponible en ligne à http://www.ledevoir.com/2008/05/31/192109.html
2) David Dorais, « Le nationalisme mène-t-il au génocide ? », Le Devoir,
31 mai 2008
Disponible en ligne à http://www.ledevoir.com/2008/05/31/192049.html
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --
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