Monsieur le Ministre Bolduc, au début de chaque session, je fais passer un petit test de culture générale à mes étudiants de niveau collégial, une quinzaine de questions sur des personnages importants dans l’histoire des idées, mais aussi sur quelques mots du vocabulaire.
Résultats : la très, très grande majorité des étudiants ne sait pas qui est Copernic, Galilée, Darwin ou Sigmund Freud, encore moins Homère, Platon, Descartes ou Jean-Jacques Rousseau. Ils feront la connaissance de ces grands penseurs, s’ils persévèrent, dans l’un ou l’autre de mes cours.
Mais pour aborder leurs oeuvres, ils se doivent de connaître le sens des mots, de maîtriser un ensemble de concepts. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas ce vocabulaire qui leur permettrait de réfléchir sur le monde en général. Ainsi, ils ignorent ce qu’est de la propagande, un démagogue, une utopie, une personne dogmatique ou sceptique. Pour ce dernier terme, je dois les mettre en garde de ne pas confondre un faux sceptique avec l’antiseptique et encore moins avec la fosse septique…
Ainsi, lorsque je m’adresse à eux, je ne dois rien tenir pour acquis. Si je tente de leur expliquer une idée ou un fait historique, je dois m’assurer qu’ils comprennent les mots que j’utilise. Mais comment le savoir ? Rarement lèvent-ils la main pour m’interroger sur le sens d’un mot qu’ils viennent d’entendre. Je dois alors prendre les devants et les questionner. Bien souvent, pour leur faire comprendre un concept nouveau, je dois définir un autre terme que j’utilise dans mon explication et ainsi de suite… Drôle de paradoxe que soulève d’ailleurs Normand Baillargeon dans son excellent ouvrage Légendes pédagogiques (Poète de brousse), livre que vous avez très certainement lu, étant donné vos fonctions. Ainsi, nous dit-il, « une simple définition qu’on consulte ne peut être comprise que si on connaît déjà une très grande part de ce qu’on y lira ». En fait, pour acquérir du vocabulaire, il faut avoir du vocabulaire, avoir des connaissances, en somme une culture générale qui nous permet de lire entre les lignes et de comprendre un texte ou le sens d’une définition. Et c’est bien souvent cette culture générale qui fait défaut chez nos étudiants. Enfants de la réforme, on leur a appris à développer leurs compétences transversales, oubliant que celles-ci devaient s’ancrer, pour avoir du sens, dans des connaissances solides et diversifiées.
Texto et novlangue
Vous me direz, Monsieur le Ministre, à la manière de Stéphane Laporte, que « l’humanité n’a jamais autant écrit », que nos étudiants n’ont jamais été autant en contact avec l’écrit et la lecture. Regardez-les, ils sont toujours en train de texter sur leur téléphone intelligent ! Justement. En gardant à l’esprit que le média dicte la forme que prendra le message, quel est le type de communication que favorise l’exercice du texto sur ces téléphones ? Une communication extrêmement pauvre en vocabulaire, lui-même exprimé la plupart du temps sous forme d’abréviations : « Marc, cv ? qtf ? T ou ? »« Chu a maison, tkt, ttyl… » En clair, cela donne : « Marc, comment ça va ? Qu’est-ce que tu fais et où es-tu en ce moment ? »« Je suis à la maison. Ne t’inquiète pas. Talk to you later… »
Monsieur le Ministre, vous avez sans doute lu 1984, le roman de George Orwell. Dans ce chef-d’oeuvre, la planète est sous le contrôle de trois grandes puissances qui se font la guerre. En Océania, là où se situe l’action du roman, les dirigeants politiques sont à mettre sur pied et à imposer d’une manière graduelle la novlangue, une langue construite sur mesure non pas pour étendre le champ de la pensée des gens, mais plutôt pour le réduire, la contrôler et empêcher ainsi toute forme de contestation du régime en place. Comment veulent-ils y arriver ? En réduisant année après année le nombre de mots disponibles pour la construction et l’expression de la pensée. Dans cette langue artificielle, l’utilisation des abréviations est d’ailleurs fortement encouragée puisque, en plus de réduire le nombre de mots, elles ont aussi le mérite de pouvoir être prononcées rapidement et d’éveiller le minimum de réflexion dans l’esprit de celui qui parle.
Selon les objectifs du régime politique d’Océania, le novlangue deviendra la seule langue en usage vers l’année 2050, supplantant et faisant sombrer dans l’oubli l’ancilangue, le standard english oldspeak.
Le rôle du gouvernement
Heureusement, 1984 n’est qu’un roman d’anticipation, une fiction. Toutefois, je vous sais assez perspicace, Monsieur le Ministre, pour deviner pourquoi j’évoque ici cette oeuvre de George Orwell. Dans une démocratie comme la nôtre, on s’attend à ce que le gouvernement, contrairement à celui d’Océania, mette tout en oeuvre, par l’entremise du ministère de l’Éducation, pour que les jeunes trouvent les moyens nécessaires pour que s’épanouisse leur personnalité, pour que leur pensée se fasse plus sagace, subtile, clairvoyante, critique et autonome. Mais ceci passe, entre autres, par une excellente maîtrise de la langue parlée et écrite, par l’accès à des livres et la pratique de la lecture et par l’acquisition d’une formation et d’une culture générales des plus riches ; trois objectifs sur lesquels je vous sens hésitant — et le mot est faible — depuis que vous avez été nommé ministre de l’Éducation.
En somme, ce que j’attends de vous, Monsieur le Ministre, c’est que vous nous aidiez, nous les enseignants, dans notre mission qui consiste à tirer les étudiants vers le haut, non vers le bas, à faire en sorte que nos élèves puissent s’élever, non s’enfoncer dans la médiocrité. Et ceci ne se fera pas en succombant à la tentation de tout niveler par le bas, mais bien en visant l’excellence et le dépassement. C’est qu’il faut être vigilant, Monsieur le Ministre. L’an 2050 est déjà à nos portes…
Quand 2014 rappelle «1984»
En Océania, les dirigeants politiques imposent d’une manière graduelle une langue construite sur mesure pour réduire le champ de la pensée
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