Quand les politiques jouent aux historiens

Paris s'apprête à pénaliser la négation du génocide arménien

Actualité internationale 2012


L'autoritarisme obsessif et outrancier ne sert ni la justice ni la vérité. Que devient donc la Doulce France, avec sa police de la pensée, infantilisant le peuple, imposée par un vulgaire quarteron, aussi brutal que prétentieux parmi ses élites, manifestement étranger aux valeurs humanistes dont cette nation a été la porteuse historique? - Vigile

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Paris — Un demi-million de personnes. Une élection peut probablement se gagner par une telle marge. Tel est en effet le nombre d'Arméniens en France. À l'approche des présidentielles, c'est en partie ce qui explique le fait que, le 22 décembre dernier, l'Assemblée nationale française a soudainement adopté un texte punissant d'un an de prison et d'une amende de 45 000 euros la négation du génocide arménien. On a appris cette semaine que le texte controversé sera soumis au Sénat avant la fin du mois.
La polémique qui a amené Ankara à rappeler son ambassadeur ne fait donc que commencer. La Turquie n'entend certainement pas baisser pavillon même si son ambassadeur sera de retour la semaine prochaine à Paris pour suivre les débats au sénat. Ankara a déjà gelé sa coopération militaire et politique avec la France. Toutes les rencontres diplomatiques sont suspendues et le gouvernement envisage une nouvelle série de mesures de représailles si le texte devait être finalement adopté.
La Turquie a toujours nié avoir eu l'intention d'exterminer les Arméniens qui vivaient alors sur son territoire même si elle reconnaît que jusqu'à 500 000 d'entre eux sont morts pendant les combats qui se sont déroulés en 1915 et les déportations massives qui ont suivi vers la Syrie et le Liban. La majorité des historiens évaluent plutôt le nombre de victimes de ce qui était encore l'Empire ottoman à 1,5 million, soit les deux tiers des Arméniens vivant alors en Turquie.
Comme le Québec l'avait fait dès 1980, puis en 2003, la France a reconnu le génocide arménien en 2001. Une trentaine de pays et de gouvernements ont fait de même un peu partout dans le monde. Mais, le texte aujourd'hui devant le sénat n'est pas une simple motion symbolique. Il vise à criminaliser la négation du génocide arménien comme l'ont déjà été, en France, les traites négrières, par la loi Taubira, et le génocide juif, par la loi Gayssot, qui condamne plus largement la négation de tous les crimes contre l'humanité.
La colère des historiens
Sujet sensible entre tous, le projet de loi a aussitôt provoqué la colère des historiens français. L'un des plus célèbres d'entre eux, Pierre Nora, a dénoncé une volonté de museler les historiens et une «soviétisation de l'histoire». «À quand la criminalisation des historiens qui travaillent sur l'Algérie, sur la Saint-Barthélemy, sur la croisade des Albigeois?», s'est-il interrogé dans Le Monde. Selon l'auteur des Lieux de mémoire (Gallimard), le parallèle avec la Shoah est injustifié. «Pour la Shoah, en effet, la responsabilité de la France vichyste est engagée, alors que, dans le cas de l'Arménie, la France n'y est pour rien. Et s'il s'agissait de faire pression sur la Turquie, le résultat est concluant: la décision française ne peut qu'exacerber le nationalisme turc et bloquer toute forme d'avancée vers la reconnaissance du passé.» La nouvelle loi va d'ailleurs plus loin que celles qui l'ont précédée, puisqu'elle n'incrimine pas seulement la «négation», mais aussi la «minimisation» du génocide.
À l'approche des élections présidentielles, l'historien a vu dans le dépôt de cette loi une manifestation de «cynisme politicien». Le texte a en effet été présenté en catastrophe par la députée UMP Valérie Boyer afin d'en court-circuiter un autre qui devait être proposé par la gauche au Sénat. Mais, de l'avis de tous, c'est bien le président qui est à la manoeuvre. Nicolas Sarkozy a toujours courtisé la communauté arménienne de France et a rarement raté une occasion de prendre la Turquie à rebrousse-poil, notamment en s'opposant à son adhésion à l'Union européenne. En visite en Arménie en octobre dernier, il avait déjà sommé la Turquie de «revisiter son histoire» dans des «délais assez brefs», faute de quoi la France légiférerait.
Son intention est de boucler le dossier avant le printemps. Les analystes politiques jugent qu'en pleine campagne électorale, Nicolas Sarkozy serait particulièrement heureux de piéger ses adversaires socialistes en faisant voter ce texte avec le soutien de la gauche qui vient tout juste d'obtenir la majorité au Sénat. Les socialistes, qui ont toujours soutenu la pénalisation de la négation des génocides, ont donc été pris de court. Seul l'ancien ministre socialiste Jean Glavany a tenu à dire que «ce n'était pas au Parlement de dire l'histoire».
Une cause entendue?
À droite, l'initiative présidentielle suscite aussi quelques réticences. Fait exceptionnel, le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, artisan d'un rapprochement avec Ankara, s'est dissocié publiquement de son président. D'autres personnalités ont aussi exprimé leur désaccord, comme l'ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin et l'ancien président du Sénat, Gérard Larcher.
À l'opposé de Pierre Nora, l'intellectuel Bernard-Henri Lévy a pris fait et cause pour ce projet de loi. Selon lui, l'histoire du génocide arménien est «dite, écrite, bien écrite, depuis longtemps». Il ne fait aucun doute que les Arméniens ont été «à partir de 1915 victimes d'une entreprise d'annihilation méthodique», dit-il. Il ne voit donc aucun problème à criminaliser la négation d'un fait établi depuis si longtemps. Ce serait même une erreur, écrit-il, de se laisser «intimider par un quarteron d'historiens».
D'autres intellectuels opposés à la loi, donc en accord avec Pierre Nora, ont néanmoins tenu à rappeler qu'en matière de criminalisation de la pensée, c'était la Turquie qui remportait largement la palme. Celle-ci punit en effet «l'insulte à la nation turque», au rang de laquelle on compte la reconnaissance du génocide arménien. C'est pourquoi le romancier Orhan Pamuk s'était retrouvé devant les tribunaux en 2005. À la suite de pressions internationales, les poursuites avaient finalement été abandonnées.
L'arme économique
Dans cette polémique historico-diplomatique, les dirigeants turcs ont décidé de renvoyer la France à son passé colonial et d'accuser celle-ci d'avoir commis un génocide en Algérie. Une accusation dénuée de tout fondement selon tous les historiens, le nombre de victimes étant d'ailleurs absolument incomparable.
Mais, Ankara brandit surtout l'arme économique. En 2006, le dépôt d'un projet de loi semblable avait entraîné l'exclusion des entreprises françaises du projet de gazoduc Nabuco vers l'Europe et l'interdiction pour les avions militaires français en direction de l'Afghanistan de survoler le territoire turc. Cette fois, la Turquie pourrait fermer ses ports aux navires de guerre français. Les deux pays sont pourtant membres de l'OTAN. Mais, on s'attend surtout à des répercussions économiques. La France est en effet le 3e investisseur étranger en Turquie et les échanges entre les deux pays atteignent 12 milliards d'euros.
En octobre 2008, aux Rendez-vous de l'histoire de Blois, un groupe d'historiens avait lancé une pétition s'opposant à la recrudescence des lois mémorielles. On y affirmait que l'histoire ne devait «pas être l'esclave de l'actualité ni s'écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n'appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique». La même année, la commission Accoyer avait elle aussi recommandé de ne pas abuser de ces mêmes lois mémorielles. On pouvait donc s'attendre à ce que les élus fassent enfin preuve de modération en ces matières. C'était sans compter avec la campagne présidentielle.
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Correspondant du Devoir à Paris


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