L'art nègre? C'est beau. Les dix petits nègres? Déjà plus douteux. La négritude? «Une offrande lyrique du poète à sa propre obscurité désespérément au passé», a dit un sévère critique du concept.
Et la reine-nègre? «C'est une insulte», a tranché cette semaine l'écrivain Danny Laferrière, lui-même responsable du roman Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer.
Reine-nègre, donc. Comme dans roi-nègre, ce servile complice des puissances coloniales. André Laurendeau avait traité Maurice Duplessis de roi-nègre, il y a tout juste 50 ans, dans Le Devoir. L'écrivain Victor-Lévy Beaulieu (VLB) a féminisé la cruelle notion pour attaquer férocement la gouverneure générale du Canada, Michaëlle Jean, dans un texte publié la semaine dernière par L'Aut' Journal, «indépendant, indépendantiste et progressiste».
Le cinéaste Pierre Falardeau en a rajouté dans un texte diffusé par Le Québécois, une «presse libre et indépendantiste». Réagissant à la visite de Michaëlle Jean en France, il demande: «Comment peut-on à la fois se réclamer de l'héritage d'Aimé Césaire, de son Discours sur le colonialisme, de l'horreur sans nom du système esclavagiste et jouer les rois-nègres au féminin: le poste de représentant de la reine d'Angleterre est un des symboles les plus haïs de l'histoire du colonialisme et de l'impérialisme britannique, non seulement au Québec, mais aussi en Irlande, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient.»
VLB en a rajouté une couche avant-hier dans un communiqué. Il y réfute les accusations de racisme. L'éditeur de L'Aut' Journal a tenu lui aussi à faire une mise au point, cette fois pour expliquer que l'objectif de la publication du texte pamphlétaire était «de lancer le débat sur le rôle politique de la gouverneure», pas d'insulter la communauté noire.
«C'est une insulte raciste et même sexiste», commente à son tour Maryse Potvin, professeure en éducation à l'UQAM, coordonnatrice du pôle «discrimination et insertion» du Centre d'études ethniques des universités montréalaises. «Le fait que Michaëlle Jean soit noire est visé par l'insulte de reine-nègre, qui en devient un propos encore plus déplacé.»
Aux États-Unis, des thèses complètes décortiquent les subtilités langagières autour du terme honni. Dans son essai Nigger (2002), le professeur de droit de Harvard Randall Kennedy a suivi l'évolution de l'insulte des siècles passés jusqu'aux détournements ironiques (Nigga) par certains rappeurs comme Ice Cube.
Ici même, Pierre Vallières, un des chantres du nationalisme, a parlé des Québécois comme des «nègres blancs d'Amérique». «Si j'étais Noir, ramassant l'insulte comme une pierre, je revendiquerais d'être Nègre», a écrit le chronique Pierre Foglia cette semaine. Ça se défend.
Dire, c'est faire. L'insulte fait exister l'insulté dans la catégorie forgée par l'insulteur. «Il y a chez VLB un esprit revanchard, insécure et accusateur du minoritaire complexé qui s'en prend aux autres minorités pour les accuser de trahison, poursuit Mme Potvin. Au fond, il aurait aimé que Michaëlle Jean refuse le poste de gouverneur parce qu'elle aurait été elle-même indépendantiste.»
La professeure vient de réaliser une grande enquête sur l'emballement médiatique autour des accommodements raisonnables pour la commission Bouchard-Taylor. Elle est passée maître (ou docteure... ) dans l'art de détecter les ressorts de discrimination dans les mécaniques du discours. «Dans ses textes, VLB fait preuve d'un grand sentiment de victimisation. Il fonde son analyse sur un dichotomie Nous/Eux, et tous ceux qui ne font pas partie de la gang deviennent des salauds. Je ne peux pas présumer que VLB a surfé sur la vague de banalisation du discours racisant autour de la commission Bouchard-Taylor, mais je dois observer que les gens s'en permettent plus quand arrivent ces moments de dérapage. On a déjà vu la même dérive au Canada anglais par rapport au Québec.»
La parole pamphlétaire
Le professeur de littérature Marc Angenot, de l'université McGill, tente aussi de contextualiser la «petite affaire VLB», comme il l'a baptisée. «Ce qui me frappe, c'est l'allure générale de toutes ces polémiques récurrentes», dit-il en rappelant des «affaires» célèbres, dont celle d'Yves Michaud, blâmé par l'Assemblée nationale pour des remarques sur la souffrance du peuple juif. «Ça revient constamment chez nous. Il y a un problème dans notre vie publique. Nous sommes dans une culture sur la défensive depuis très longtemps.»
Pour faire «un argument caricatural», il note qu'un Français ne s'offusque pas en entendant du mal de Jean-Marie Le Pen, le leader de l'extrême droite. «Ici, par contre, quand quelqu'un dit quelque chose de blessant et de prétendument spirituel, un nombre impressionnant de personnes vient à sa rescousse ou essaie de compliquer une affaire simple. Des chroniqueurs et des élus devraient dénoncer les propos. Ça devrait s'arrêter là, mais ça ne s'arrête pas là. En plus, dans ce cas, c'est Danny Laferrière qui a dû défendre Michaëlle Jean, un "nègre" qui a dû défendre une "négresse" -- et je dis ces mots entre beaucoup de guillemets.»
Le pamphlet, Marc Angenot connaît. Titulaire de la chaire James McGill d'étude sur le discours social, il a beaucoup publié sur la «parole polémique» et les grands récits militants. Il vient de publier un gros traité de rhétorique. «Je suis étonné et par moments affligé par le caractère sophistique de ce qui se raconte là, poursuit-il. On nous ramène à Laurendeau il y a un demi-siècle, dans un tout autre contexte. Si l'expression roi-nègre était déjà archaïque, lourde et un peu niaiseuse en 1958, elle est intolérable maintenant et ne peut être que le produit de gens mondialement célèbres à Trois-Pistoles mais qui n'ont pas vu que la société avait changé. Comme s'il n'était pas évident que cette expression est délibérément déplaisante, hostile et malveillante. C'est une insulte caractérisée, ça va de soi.»
N'est-ce pas justement le lot de la politique? La parole pamphlétaire ne carbure-t-elle pas à l'insulte depuis des siècles? Marc Angenot rappelle lui-même que, pendant les débats sur la laïcité en France il y a un siècle, les républicains français traitaient les curés de tous les noms, y compris de caresseurs de jeunes garçons.
«C'est vrai que nous ne sommes plus dans une société où on s'insulte autant que jadis, répond-il. Peu importe. Nous sommes dans une société qui accepte une certaine marge de violence verbale, mais je trouve normal de dénoncer celui qui dit quelque chose d'insane et choquant.»
Victor-Lévy Beaulieu insulte Michaëlle Jean
Vous avez dit reine-nègre?
Dire, c'est faire. L'insulte enferme l'insulté dans la catégorie forgée par l'insulteur.
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