Bombe au village

Chronique d'André Savard


Mon village a été secoué par une véritable bombe au cours de la dernière semaine. Ses habitants ont appris par la municipalité que trois lacs importants ont été contaminés par l'algue bleue. La pousse de l'algue bleue a été provoquée par une concentration trop grande de phosphore dans l'eau.
Tous ceux qui ne sont pas branchés sur l'aqueduc et dont les puits sont approvisionnés par des sources en contact avec les lacs touchés ne peuvent plus consommer l'eau. La baignade y sera interdite. L'eau ne doit servir ni à la cuisson, ni pour se doucher, ni pour laver son linge. Malgré la proximité de lacs dont le diamètre représente des dizaines de kilomètres, il faut s'armer de citernes et d'eau en bouteille, comme au Sahel.
Le fait n'est pas unique. De nombreuses municipalités un peu partout au Québec et en Amérique du Nord sont confrontées à un problème découlant de notre négligence à protéger nos lacs.
Quand les littoraux d'un lac sont dévolus en trop grande partie à la construction domiciliaire, il s'ensuit un déboisage forcené. Le lac est privé de l'ombrage que produisaient les frondaisons des arbres. La fardoche et les autres arbustes qui filtrent les rives sont coupés et ce qui en reste ne parvient pas à contenir les résidus des pelouses souvent engraissées chimiquement.
Si les pluies sont diluviennes, les fertilisants sont drainés dans l'eau. Comme le plan d'eau a perdu son pourtour forestier, il est livré crûment aux rayons solaires, lesquels exercent une photosynthèse accélérée. Chaque nouvelle pluie entraîne des alluvions coulant des terrains fertilisés. Ajoutez à cela les embarcations motorisées et vous obtenez les ingrédients réunis pour un vieillissement accéléré d'un lac. Le réchauffement climatique exacerbe la vulnérabilité des lacs trop dénudés de leurs rives naturelles. Les eaux réchauffées conservent leur chaleur plus longtemps.
Je remarquais depuis plusieurs années que la saison de la baignade se prolongeait dans mon coin, un mois plus tard que dans mon enfance. Les balades en canot perdaient peu à peu leur charme d'antan. Au lieu de longer la forêt au fil de l'eau, j'avais l'impression de feuilleter un catalogue au Salon de l'habitation. Dans mon premier roman j'avais décrit le changement opéré dans ce qui avait été jadis un milieu naturel et les réactions de mon personnage étaient aussi les miennes :
« Les villégiateurs se répartissent dans des fractions de l'espace riverain.
D'habitude les frontières ne sont pas tracées par des clôtures. Nous reconnaissons plutôt des îlots stylistiques différents. Je distingue le chalet de ma mère qui s'éloigne de nous sur le rivage. Elle y a mis des volets rouges à l'autrichienne. De l'autre côté de la rivière, plusieurs propriétaires ont opté pour le rustique de la pierre des champs. D'autres préfèrent le chalet de bois en rondins. Quelques bungalows de briques roses sont transplantés sur des pelouses bien tondues. Nous pourrions qualifier la campagne d'architecturalement multi-référentielle. Sur ces rives composites, même les chalets à péristyle d'inspiration gréco-romaine ne constituent pas un contraste flagrant. Souvent la stylistique gréco-romaine emprunte à la Renaissance. Nous voyons un David de Michel-Ange entre deux cygnes, au centre d'une vasque en forme de coquillage, remplaçant la Vénus de la légende.
L'environnement est ludique et sportif. Les parterres offrent un assortiment de planches à voile, pneumatiques, yachts, hors-bord, péniches, véhicules tout terrain, motos marines. L'accumulation polychrome de ces véhicules, aussi brillants que des jouets, confère aux berges l'aspect d'un parc d'attraction. »
Ces lignes écrites il y a dix ans exprimaient un désarroi devant un processus qui loin de ralentir a atteint des proportions que je n'aurais pas osé envisager à l'époque. Depuis, la mode des maisons gigantesques a fait arriver de nombreux acheteurs intéressés qu'au site, rasant les chalets pour les remplacer par des manoirs en série, pourvus de plus d'étages qu'en comptaient les hôtels particuliers d'antan. Si je me suis gaussé il y a dix ans des rives surexploitées, la logique des parvenus atteignant de nouveaux abîmes, le tableau que je brossais n'est que de la musique de chambre comparativement au nouveau contexte.
Les conversations vont à fond de train au village. On jongle avec l'idée de déclarer une zone forestière de quatre ou cinq mètres le long des rives des lacs. Pour éviter l'accumulation du phosphore et la surexposition à la lumière solaire, il n'y a pas de pilule miracle. La seule façon d'inverser le processus est de recourir à une forêt renouvelée et en santé. Deux employés de la municipalité me disaient que le règlement devait être discuté, promulgué mais aussi appliqué. En l'absence d'inspecteur, comptant uniquement sur l'appui et la bonne foi de chacun, les milieux écologiques perdent vite leurs feuilles et leurs plumes.
Comme ce fut souvent la norme d'installer une plage privée pour chaque chalet dans le passé, on comprendra que l'algue bleue est devenue une épée de Damoclès pesant sur bien des conseils municipaux. Contenir la surexploitation des rives, imposer le rétablissement des littoraux naturels, demanderaient un ministre de l'environnement très solide. André Boisclair disait vouloir constituer une équipe de rêve. Vu l'ampleur des défis, les tâches urgentes et incontournables, la première étant d'en finir avec notre statut méprisant de province et de nation annexée, ce n'est pas un vœu. C'est un nécessité.
Jean Charest identifiait son gouvernement comme celui des « premières priorités ». Les municipalités ont été défusionnées. Le ministère de l'Éducation a été rebaptisé « ministère de l'éducation, des loisirs et sports » traduit en anglais par « recreations and sports ». Les jeunes sont diplômés par le ministère des récréations pendant que le gouvernement suit la piste de ses « premières priorités ». Il est temps de sonner la fin de la récréation.
Le Québec est un des plus importants dépositaires d'eau douce au monde. On sait aujourd'hui que ces eaux ne restent pas saines au contact de rives dépaysées, colonisées par un développement domiciliaire outrancier, les fastes néroniens des maisons monstres.
Il y a quelques années, les espaces riverains ont connu une explosion spéculative sur le marché de l'habitation. On justifiait cette montée des prix par l'argument « un bord de l'eau reste un bord de l'eau. » On vendait à haut prix une valeur éternelle. Ce n'est vrai que dans le respect global de l'environnement. L'insolation solaire, conséquence des forêts écrabouillées, ne touche pas que les chaussées du centre-ville. Les lacs en sont atteints.
La montée des prix permettait à des municipalités de grossir leur assiette fiscale. Elle ne voyait pas l'intérêt de freiner la construction de manoirs cossus. Plus le nouveau propriétaire se prenait pour Louis XIV, plus il voulait que sa maison de géants puisse entrer dans le Guiness des records, plus la taxe à en soutirer était rondelette.
Arrive l'algue bleue et le marché spéculatif s'effondre, de même que les revenus de taxation. Le riverain ne peut même plus s'enorgueillir de sa grasse pelouse pour laquelle il a sacrifié la forêt. En effet, la municipalité interdit même l'arrosage avec l'eau du lac.
André Savard
_ [andresavard1@sympatico.ca->andresavard1@sympatico.ca]


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