Comment, mine de rien, dire le plus de mal possible

Chronique d'André Savard

Si on m'avait demandé il y a un mois d'imaginer une séquence d'événements pour illustrer un thème s'intitulant « comment, mine de rien, dire le plus de mal possible », je n'aurais pas pu pondre un scénario plus explicite que celui qui mène des interventions de Barbara Kay à celles de Michaëlle Jean. Michaëlle Jean est venue en rajouter dans ce duel motorisé, taylorisé, industrialisé, repris en série par la nation canadienne.
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Outre les contrariétés de l'actualité, j'avais des raisons de penser ne jamais finir cette chronique. Le disque dur de mon portable s'enclenche mal. Mon écran reste noir et Windows n'émerge qu'une fois sur deux après un fort bruit de ventilation. J'ai transféré en catastrophe tous mes documents, des années de travail, des carnets politiques notamment sur une mémoire de quarante Gigs. Je suis vraiment paniqué. Depuis trois jours je pense plus à Bill Gates qu'aux filles.
Je ne voulais pas manquer tout de même ce qui se passait, juste à cause du faux bond de mon ordi. Il y avait tant de disproportions, le Québec transformé en armée de la nuit. Il y en a toujours un ou une à la fin de la prestation médiatique pour venir dire que le Canada fera sortir le Québec de ses soutes, de ses caves et dissoudra ses résistances intérieures. Le problème c'est que le Québec n'est pas assez ouvert au Canada, a finalement analysé Michaëlle Jean, une vraie reine du démêloir.
Finalement, pour le moment, tout a l'air de bien se passer. Mon disque dur n'émet plus de hoquet poussif. Son roulement ne paraît pas dévier à côté. J'ai peut-être droit à la tranquillité d'esprit. Je vais me remettre à penser aux femmes, à Michaelle Jean notamment, laquelle est « hot » comme elle l'a si bien confié à la presse affectée à la tribune parlementaire. La résidence de Rideau Hall va être rénovée au prix de 21 millions de dollars en plus.
Il y a de quoi méditer le point de vue de cette grande diva qui a un « pouvoir aviseur » comme elle le dit auprès du gouvernement. Elle voulait rappeler la nécessité du logement social. Comme pour faire plus vrai, le toit en cuivre de la vice-reine coule. Bientôt elle pourra numéroter les étoiles. En attendant, armée d'un jeu de tarots, elle nous prévient sur nos deux perspectives d'avenir. Ou on devient plus Canadien ou on verse dans l'atomisation. Etre Québécois est la voie des attirances égocentriques, de la passivité et de la noyade en soi-même. À force de se dire nation on est en train de se suicider dans l'image de soi. Il faut s'oublier dans le grand tout, pas n'importe lequel, le tout canadien. Ce dernier est salvateur car on y numérote nos crimes moraux.
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Le tout mondial est dangereux pour nous. On le sait depuis le [Québécistan->1510]. Le vaste monde n'est pas en soi une rédemption, une voie de guérison, comme le tout canadien. Michaelle Jean a exprimé ce point de vue qui tombe à point. Elle nous accuse de fermeture d'esprit, un renversement fermé/ouvert souhaitable après avoir vu la nation québécoise dans le bloc évier. Les trois quarts de l'opinion publique canadienne la croit inexistante. Deux semaines après que le Canada se soit pincé le nez à l'idée d'évoquer la nation québécoise, Michaëlle Jean est venu tourner l'horloge à l'envers. Son Canada n'est même plus une solitude en couple avec une autre solitude. Elle spécifie que le Manitoba doit plus s'ouvrir à Terre-Neuve, l'Ontario à l'Alberta, pour « nuancer ». Ce n'est pas la rencontre de deux solitudes qui est à l'ordre du jour. Elle est contre cette focalisation.
De père en fils nous avons été victimes des envoûtements de la focalisation. Le Québec de demain doit se fabriquer dans les tubes canadiens, se soumettre dans ses laboratoires, se modeler dans le rencontre de ses belles mains gantées. Il faut en finir avec notre soi différencié et en faire le produit des rencontres, comme la glaise qui, retombant en terre, peut épouser toutes les formes. Michaelle Jean a déjà annoncé la dissolution de notre « spectre » solitaire, dès son discours d'ouverture en fait. Etre ouvert c'est être désossé et digestible. Notre substrat est uniquement provincial dans l'univers de Michaëlle Jean. Après nous être fait dire de nous laver de notre petite âme ténébreuse, il ne manquait que le petit ton suprêmement élevé de Michaëlle Jean.
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Le projet de Michael Ignatieff de nous faire reconnaître comme nation annexée au Canada n'aura été qu'une ombre, une ombre d'enterrement. On a dit vouloir éviter le « psychodrame ». Ensuite on a caractérisé la différence québécoise. Barbara Kay et Wong ont dans le fond dit la même chose. Notre différence est une pépinière de fous et de « gun crazy ». Impatient de fuir la scène du « psychodrame », de Barbara Kay à Michaelle Jean, chacun y va de son explication pour dire pourquoi l'existence du Québec est en soi tellement conflictuelle. Michaëlle Jean hausse le col, passe en prophète qui ne l'est pas dans son pays au grand plaisir de la foule canadienne.
Il y a au Québec des obstacles intérieurs qui sévissent et qui doivent être surmontés pour que nous nous fondions dans le grand tout canadien, lequel, si on en croit Michaëlle Jean, est un parti pris d'élégance morale. Dans le psychodrame que le Canada voulait éviter, toute une nation en autorité aurait discuté de notre inexistence ou de notre existence hypothétique. Le Québec aurait tellement paru dépendant des bons offices du Canada pour voir son être reconnu que cela risquait de dissiper le rideau de fumée.
Des commentateurs canadiens l'écrivaient d'ailleurs explicitement. Le Canada ne veut pas reconnaître qu'il a annexé une nation. Plus son refus est mis à découvert, plus cela risque d'aider les séparatistes.
Aussitôt ceci constaté, comme une consigne inconsciente qui traverse les cerveaux par éclairs, le Québec est dépeint très vite comme l'être fermé, mu par la haine de l'autre, de ce qui est autre, extérieur, et dont le Canada est l'incarnation vivante. C'est le Canada qui dit éviter le psychodrame mais dès le surlendemain, comme d'un accord, tous les commentatouilleurs s'éprennent d'un combat qui ne débande pas. Ils disent chacun à leur manière que le Québec est coupable de se dérober à sa guérison.
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À la source du problème, Michaëlle Jean situe la « rhétorique », « l'idéologie » qui fait que le Québec a mal grandi, habité davantage par un désir de sa propre existence que par un désir de convergence. L'accent passe à l'évolution nécessaire du Québec. Ce n'est pas un tout, un fils de ses propres œuvres. On ne doit favoriser l'avènement d'aucune âme collective qui risque d'être inductrice de solitude. Michaëlle Jean voit plutôt le Québec comme un type social qui doit s'intégrer dans la société canadienne officielle.
La solution, selon les fédéralistes, c'est de ne pas faire concurrence au Canada. Les symboles québécois propices doivent être canadianisés. « Nous ne sommes plus des scieurs de bois et des porteurs d'eau », disait Stephen Harper dans son discours du 14 juillet. Dans un autre discours il insistait sur la souveraineté canadienne. Michaëlle Jean vante la royauté, une soumission à la couronne valant mieux que de couper les têtes comme en France. Le Québec est annexé au pays des Justes.
Nous n'avons pas à être un sujet qui se situe par rapport à son propre désir, à sa propre vérité. Dans l'optique de Michaëlle Jean, rien ne doit freiner la convergence canadienne. Notre vérité est canadienne ou elle n'est pas selon Michaëlle Jean et les autres. Nous sommes coupables d'avoir trop agi selon notre vérité dans le passé. Hier et avant-hier, il y a eu trop de complaisances à ce qu'il y a de plus trouble en nous. Celui qui s'écoute trop risque de s'entendre dire un mensonge. Michaëlle Jean va nous sortir une maxime du genre un de ces jours. Puis elle réaffirmera que le désir qui sied au Québec c'est de consolider l'ensemble. Les actualités seront une vraie mine d'instructions.
Une semaine passe pendant laquelle on dit que le psychodrame est évité. Si je repasse le fil des informations, les visages des acteurs un à un, je vois qu'ils posent tous dans le même registre, une négation. Les Québécois doivent ce qu'il y a de meilleur en eux, c'est qu'on a dit et redit, au fait que nous soyons remorqués par un pays évolué. Ce qui accroche encore en nous vient de notre « non-rencontre » avec ce pays, moteur de notre évolution.
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Vous me direz : Il n'y a rien de très nouveau dans ce prêchi-prêcha. En effet on a promené notre silhouette collective taillée pour le documentaire canadien tel qu'on le connaît depuis des lustres. On dirait que les actualités se font par vengeance et pour nous faire porter le mauvais chapeau.
La très actuelle Michaëlle Jean nous explique pourquoi. Nous ne nous inscrivons pas suffisamment dans ce fameux continuum des multiples présences, cette mosaïque des spécificités où le Québec brille comme le « saumon du Pacifique » selon l'expression de Mike Harris. Se voulant à part, les Québécois se situent d'eux-mêmes en opposition solitaire avec la société canadienne. Notre individualité collective serait la résultante d'une rhétorique, un romantisme. « Rhétorique », ce fut bien le mot utilisé dans son interview à l'émission Les Coulisses du Pouvoir. Elle ne croit pas à la position d'un sujet collectif québécois qui tente de définir sa position par rapport à son propre désir. Le bon vouloir canadien, sa vision totalisante, dirait Michaëlle Jean, doit nous envahir, une volonté qui se substituera à nos désirs d'exister par nous-mêmes. Après avoir été le symbole du plus complet abrutissement dans les articles du National Post et du Globe & Mail, Michaëlle Jean veut désenclaver le Québec, une bonne idée déjà exprimée par Lord Durham...
Benoît Pelletier, le ministre qui passe pour le plus nationaliste du gouvernement Charest, celui qui a tellement de cran qu'il fut même qualifié de crypto-péquiste, une accusation très grave au Canada, est monté à la barricade. Dans l'ensemble il s'est dit d'accord avec les propos de Michaëlle Jean et se dit prêt au dialogue à la condition que le Québec ne soit pas « l'empêcheur de tourner en rond ». C'est le critère du dialogue, un énoncé selon lequel le Québec n'empêche personne de tourner en rond au Canada. L'avenir s'annonce bien.
C'est un appel à un dialogue où les lignes de démarcation s'effacent, sans dualité, ni toi ni moi. Il en va de chacun de nous de faire un effort pour s'ouvrir au Canada, dit la gouverneure. Chacun selon Michaelle Jean doit découvrir l'effort personnel à fournir. Pour moi, le devoir de conformité à la raison d'Etat, cela équivaudrait à m'ouvrir à des habitudes de pensée plus canadiennes. Cela voudrait peut-être dire troquer mes œuvres complètes de Bioy Casares pour celles de Mordecaï Richler, lire le Globe & Mail plutôt que le journal El Pais. Je pourrais épingler un poster d'Alice Panikian dans ma chambre, miss Universe Canada 2006, ce qui m'aiderait d'ailleurs à moins penser à Bill Gates.
Après les semaines traversées, Michaëlle Jean a insisté sur le fait que nous avions trop calomnié le Canada. Nous nous sommes joints librement à une pays « évolué » et qui nous aide à « évoluer ». Un journaliste à la retraite s'est félicité de ce que les fédéralistes soient sortis d'un silence complice de quarante ans par rapport à la diffamation du Québec. Il reste quand même à travers les récits de ceux qui prétendent nous défendre que le Québec est celui qui a mal grandi, pas assez animé du désir de l'autre. L'accent passe toujours à l'évolution nécessaire du Québec. Du cœur c'est qu'il nous faut et un cornet acoustique pour comprendre le Canada...
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Puis on insiste. Nous avons évolué. Dans le passé notre faute a été de ne pas être une belle couleur locale du cosmos canadien. On s'imagine à demi-mot des vignettes qui nous seraient exclusives, toujours des exemples de courte vue généralisée, notre satanée silhouette collective qui poursuit l'innocent avec sa massue.
Appelé à commenter son enfance Gaston Miron a eu ce propos : « J'ai grandi à l'époque de la grande noirceur. Je n'ai appris que plus tard que c'était la grande noirceur. Pour moi c'était bien clair ». Gaston Miron n'avait pas d'affinités avec le duplessisme et le rigorisme religieux. Son intention n'était pas de justifier ce régime. Gaston Miron s'insurgeait contre ce Québec devenu roman. On tire notre photo d'identité, passé, présent et avenir, le spectre de notre solitude, et le reportage conclut qu'il faut encore plus s'annexer à l'univers canadien, être son ardente possession.
En parlant continuellement de notre grand pas évolutif, on suggère que nous nous sommes rangés ignominieusement dans l'échelle du pire. Il n'y a rien de très flatteur à entendre des fédéralistes qui répliquent à Barbara Kay ou un autre que, malgré tout, nous avons une aptitude à évoluer. Sous couvert de les contredire, on reprend en pointillé les assertions de Wong avec un bémol, une pincement de guitare. Et Michaëlle Jean vient tout juste après soutenir que l'identité collective du Québec est un facteur de morcellement accéléré. Ça devrait se régler avec le changement de rhétorique prônée par la gouverneure. On ne sous-estime jamais assez les dangers du vocabulaire.
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Je verrai bien quand mon ordi sera réparé. Ceux qui parlent de libération nationale seront peut-être fichés esclaves de la rhétorique, récidivistes. J'espère qu'il y a un témoin quelque part, une poste d'observation où on voit comment nous manquons cruellement d'interlocuteur. Le Canada est une zone de réceptivité affreuse pour le Québec.
Il paraît que les ondes des médias parcourent les espaces intergalactiques. Avec une technologie de pointe, les extra-terrestres peuvent les capter selon des savants. S'ils sont aux prises avec des cannibales verts à antennes, ils auront de quoi se consoler en pensant au Canada qui possède un Québec obtus.
On peut faire passer bien des sociétés des années quarante pour des fabriques d'esprits bornés autant en Amérique qu'en Europe ou ailleurs. Mais nous les Québécois, nous n'avions pas un monde au niveau de nous-mêmes. Nous n'avons pas doublé un continent pour beaucoup de ses grandes tangentes. Si j'en crois certains fédéralistes nous avons porté le crime de la fermeture d'esprit. Et Michaëlle Jean arrive après tout ça, son élocution haut perchée de carriériste. Pour une somme rondelette versée en salaires, Michaëlle Jean n'a qu'à émettre des communiqués avec ses façons de dire qui sauvent toutes les situations.
Je crois que dans la plupart des grandes villes d'Amérique du Nord au cours des années cinquante et bien après une blanche qui mariait un asiatique n'aidait pas du tout sa réputation. Elle était considérée par plusieurs comme une dégénérée. Cependant c'était tout de même mieux de marier un asiatique qu'un noir, les membres de cette race étant jugés plus arriérés encore. Vous n'auriez pas scandalisé bien des salons mondains en tenant de tels propos à Seattle, en Oklahoma, en Alberta, Calgary, Toronto. Ils ont eu leurs zélotes baptistes et presbytériens. Heureusement, ils ont évolué...
André Savard
andresavard1@sympatico.ca


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